L'été a revêtu son costume de lumières bleu céleste et or.
Nous ne sommes qu'au début du mois de juin, certains champs déjà récoltés, d'autres encore couverts de luzerne et de blé grillé. Les oliviers constellés de fleurs discrètes, et déjà les amandiers de jeunes amandes.
J'ai passé quelques jours dans l’Est de la province de Grenade et me suis mis dans l'idée de rejoindre les environs d'Alméria, en traversant la montagne.
Comme d'habitude, sachant sans savoir où je vais, sinon entre deux déserts, celui de Gorafe et celui de Tabernas.
Aux bons soins de mon intuition, je quitte l'axe principal pour emprunter une route tortillarde qui s'aventure vers les hauteurs.
À mi-pente, la pente devient plus escarpée. En face, un grand versant taillé en escalier de géant. Sur chaque marche, des amandiers avec leur silhouette tordue. Le soin que portent les paysans à leur terre m'impressionne. Ce vertige pourrait être inhospitalier.
Au-dessus, les crêtes.
Un panneau annonce un village, sur la droite.
Bientôt, le voici. Un hameau minuscule. Agrippé à la montagne comme s'il craignait de glisser vers le fond de la vallée.
Un instant, j'hésite, ralentis, suis tenté de faire demi-tour quand juste-là, à gauche, sur une façade occulte de la première maison, je vois une grande fresque qui reprend une nature morte du Caravage, toute en traits grossiers, bleus et noirs. Cela suffit à me décider d'entrer dans le village.
Juste avant l'église, la route étroite fait un coude vers la gauche. Je m'y engage et là, au milieu de la chaussée, j'aperçois le plus cocasse, le plus inouï personnage qui soit.
De dos, une femme portant une guitare en bandoulière.
Elle marche en chantant, balançant au rythme de la chanson mexicaine Cielito lindo. "Joli petit ciel". Tout un programme, auprès de l'église. Sans s'interrompre, elle se pousse sur le côté pour me laisser passer, se retourne et m'adresse un énorme sourire diversement denté.
Ni une, ni deux, je gare la voiture et mets pied à terre pour me diriger vers elle. Nouveau grand sourire à la réception, sans cesser de gazouiller.
Alors, j'entonne Cielito lindo avec elle, tout en la détaillant.
Elle est plutôt petite, un peu râblée. Elle se tient face à moi, jambes écartées comme un marin sur le pont. Elle porte des sandales, un pantalon beige, court, à mi-mollet, une veste de survêtement blanche, avec le sigle "sport" sur la poitrine. Elle arbore de grandes lunettes à monture bleue qui lui donneraient un air secrétarial si son visage n'était pas buriné par les saisons, comme celui d'une travailleuse des champs, une montagnarde de la Sierra Nevada. Sur sa tête, un curieux bonnet - appelons ça un bonnet -, sorte de coiffe tricotée, sans doute en laine ou en lin, ajourée en nid d'abeille, chaque alvéole laissant échapper un toupet de cheveux gris, tiré avec soin, un par un. Cette calotte trouée lui donne un air à la fois hirsute et apprêté. je me demande combien de temps il lui faut pour préparer sa coiffure, touffe par touffe...
Elle porte sa guitare en bandoulière, comme je l'ai dit. Son corps amariné épouse le roulis de la valse. Au bout du manche de l'instrument, elle a noué un foulard rouge. Un instant, je me dis qu'elle ressemble à un petit rafiot pirate arborant un pavillon couleur sang au bout de son mât de misaine...
Nous achevons en chœur le Cielito lindo. ¡Ay ! ¡ Ay! ¡Ay ! Canta y no llores, Porque cantando se alegran, Cielito lindo, los corazones."Aïe, aïe, aïe, aïe ! Chante et ne pleure pas, parce qu'en chantant, Joli Petit Ciel, les coeurs se réjouissent... " Ça finit avec un long corazoooneeeeees qui éclate dans un rire partagé.
Puis, elle me demande d'où je viens, presque d'où je sors. Les étrangers ne grimpent pas souvent jusqu'à ce nid d'aigle. Aigle, ou plutôt colombe, comme nous le verrons.
Un franchute... Ah sí, les tchant Sélissés, la Bout' Monmartré... De nouveau, je me marre, sí, sí, exactamente. Elle entonne un Frère Jacques valant son pesant de pipas (la cacahuète compulsive hispanique). Je chante avec elle. La joie semble déferler du ciel.
Sonné les matinés din den donnnn... J'applaudis, elle se marre.
À mon tour de la questionner. Pourquoi chante-t-elle dans les rues du village, est-ce un jour de fête? Non, non, qu'elle répond. Elle fait ça quotidiennement autour de l'église, pour sauver du purgatoire les âmes des villageois. Je comprends mieux, en effet. Le tube Mariachi le dit bien, la chanson calme les pleurs et réjouit les coeurs, mon Joli Petit Ciel...
Sans que je le lui demande, elle m'explique tout à trac qu'elle travaille à l'église. Elle aide le curé, s'occupe de tenir les lieux impeccables, sert la messe et au moment de Noël, passe de maison en maison. Elle collecte les dons pour financer la paroisse. La sacristine, quoi.
Le reste du temps, je prends soin des âmes en chantant, tu comprends?
Comme elle me demande en retour ce que je fais là, je lui explique que je suis un vagabond photographe. Aussitôt, elle prend la pose. On dirait une Jane Avril posant pour Toulouse Lautrec. La guitare en plus et la préciosité en moins. Chez elle, la sacristine, tout est brut, taillé à la serpe, presque sauvage et dans le même temps, étonnamment soigné, pensé dans le moindre détail, dans un raffinement extrême de bouts de ficelle. Tout compte fait, ce serait plutôt un modèle pour Dubuffet, une égérie de l'art des fous.
La conversation marque le pas un seconde. C'est le signe que nous savons tout ce que nous voulions savoir l'un de l'autre. Tout le reste serait superfétatoire. Le moment est déjà là de nous quitter. La grâce tient à pas grand-chose, il ne faut pas en abuser.
Je sens un pincement au coeur. La rencontre n'aura duré que cinq minutes, à peine plus, et c'est une page foudroyante de ma geste bohémienne. Un rien qui contient tout. Une illumination. La Poésie pure et simple, au pli de l'instant.
Je remonte dans ma voiture.
Tandis que je lance le moteur, l'aède s'approche. Je baisse la vitre.
Comment tu t'appelles?
Je lui réponds et lui demande en retour son prénom : Isabel.
Adiós, Isabel. Y gracias.
Adiós, adiós, buen viaje...
Je m'éloigne, bousculé par cette rencontre qui n'est pas du tout de rien du tout. Isabel. La sacristine de Pétaouchnok porte le nom d'une reine.
Au premier virage, elle m'aura oublié. Ou pas.
Moi, je ne veux pas l'oublier. Pour cela, je l'ai photographiée, et maintenant je l'écris.
Elle est désormais mon Isabelle la Catholique.
Juin 2025