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LA POUSSIÈRE SOUS LE TAPIS (III)
Par
Olivier Deck
Le 07/02/2025
Le mécanisme de la sublimation veut que l'énergie première soit détournée de son but et mise au service de l'oeuvre, qui permet à l'artiste ou au savant, dans les cas favorables, de s'acheminer vers la satisfaction, d'accéder à une reconnaissance de lui-même par lui-même et par les autres, et de bénéficier ainsi, en retour, d'un regain d'énergie positive, qui n'a donc aucune raison d'être pour partie refoulée. Le refoulement de l'énergie doit toujours attirer notre attention, et il n'est pas tout à fait exclu que la sublimation elle-même tienne quelque part d'une forme de refoulement, qui serait une forme "positive". Qui dit refoulée ne dit par "perdue". L'énergie ne se perd jamais. Refoulée, elle reste libre de se lier à d'autres objets et peut venir se mêler à des conflits inconscients, comme versant de l'huile sur le feu, ou encore retrouver le chemin de la conscience sous forme d'angoisse, de gêne, de phobie, de trouble... D'autre part, gardons-nous de confondre avec la sublimation tout changement de l'énergie quant à son but. Il est des destins de la pulsion qui peuvent ressembler à s'y méprendre à la sublimation, et n'obtiennent pourtant pas ce regain d'énergie, ce renforcement, cette reconnaissance de soi par soi et par l'Autre. Un peintre, un musicien peut s'épuiser dans son oeuvre, sans en retirer la force de vivre mieux. Il a simplement "déplacé" son énergie. Il lui a trouvé un but, un destin urgent dans laquelle elle a été brûlée, éliminant ainsi la tension qu'elle générait, mais cet emploi n'aura donné aucun avantage, et finalement, quelque soit le résultat, la tension aura été libérée à perte, et ne tardera pas à revenir, faisant du processus du déplacement une noria dans laquelle l'être se trouve retenu par contrainte. Je n'irai pas plus loin sur le déplacement, qui ne concerne pas seulement les actes créatifs. Il est même plus simple à repérer dans d'autres activités. L'exercice physique, nous l'avons vu, par déplacement de la tension psychique vers le corps, est un recours commun dans la société moderne. Ou tout autre action d'apparence névrotique, contrainte, qui agissent comme des soupapes mais n'apportent aucun réconfort durable.
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La sublimation, elle, semblerait produire des bénéfices. Comme un retour sur investissement de l'énergie. Freud prend donc pour paradigme les artistes et les savants qu'il connaît, fréquente, observe et étudie, pour l'expliquer. Il les considère comme bénéficiaires privilégiés de ce mécanisme. Par la satisfaction, la gloire apportées. Dans les cas favorable, elle nourrit et encourage les bienfaits de la relation humaine, dans le travail, les groupes d'intérêt, et d'une certaine façon les réseaux sociaux, etc., en renforçant le moi, le rapprochant de son idéal. Alors, pourquoi ce mécanisme, le seul destin qui produise du bénéfice, en termes d'économie pulsionnelle, serait-il réservé à ces êtres que Freud avait la chance de fréquenter, au point sans doute de manquer d'acuité dans sa considération de tout ce qui n'était pas l'élite? Rendons-lui justice, dans l'un de ses derniers textes il pressent que la psychanalyse portera sans doute véritablement ses fruits par ses applications, en quittant le pur champ médical ou scientifique, pour exister en tant que telle dans le monde "normal". Les applications de la psychanalyse, voici à quoi nous nous employons ici. Souhaitant sincèrement ne rien en trahir.
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Tant de voies seraient à explorer, pour nourrir notre réflexion, que nous aurions tôt fait de dépasser le cadre de la présente entreprise. Alors je choisirai de m'en tenir à celle que je connais le mieux, pour la pratiquer au quotidien "depuis toujours", la voie créative, qu'elle soit artistique pour les gens doués pour l'art, ou tout à fait domestique, commune, à la portée de tous, et sans aucun recours à quelque don céleste ou autre. Parce que la créativité s'offre à tous. À toutes. Il y a en chaque être un artiste qui sommeille, qui souvent s'ignore, et qui pourtant crée. Crée la vie. Crée et, par un travail de mise en conscience et de choix personnels, peut apporter beaucoup de force à l'édification et au maintien de notre bonheur. Je le répète encore une fois : dans les cas favorables. L'histoire des hommes ne manque pas d'exemples de savants ou de génies des arts qui restèrent à l'écart du bonheur, en dépit du succès de leurs entreprises.
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Freud considérait la "capacité" de sublimer comme l'issue la plus favorable à un travail analytique. Je pose volontiers cette considération comme principe de mon approche de la question du bonheur. A la fois le socle de ma réflexion, et but à poursuivre. Une meilleure compréhension de ces mécanismes, et surtout l'incorporation de cette connaissance à la pratique analytique permet d'en améliorer la pertinence et d'en développer certains aspects pratiques, ceux que j'intègre à ma technique, but toujours situé au coeur des réflexions que je mène ici.
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Cette "capacité" de sublimer est-elle disponible pour soutenir l'effort de la personne dans la construction de son propre bonheur? Comment et en quoi s'offre-t-elle aux choix et à la décision de tout un chacun? Puis-je "décider" que je vais sublimer? Cela peut sembler bien naïf, utopique même, et pourtant. Il ne s'agit pas de spéculer à bon compte, en décidant par avance d'une réponse à un questionnement qui servirait quelque conclusion prédéterminée, mais de voir à quelle idée je parviens en confrontant les données théoriques à celles fournies par l'expérience, les exemples pratiques et mes idées forgées par ailleurs. La psychanalyse, si profondément et largement débattue par les théoriciens, se réinvente en chacun de ses acteurs, analysant et analyste, et la culture personnelle de chacun de ces derniers, tout comme leur inconscient, imprègne la technique et oriente le voyage. Plutôt adepte de "l'analyse sans fin", je considère à mon enseigne que l'analyse est un questionnement au long cours sur la vie, sans que cela ne me fasse perdre d'esprit que la personne engagée dans un travail peut poursuivre des buts plus rapprochés, un problème actuel à régler. Si j'accompagne autrui dans l'exploration intérieure, cela ne signifie pas que mon propre questionnement a trouvé une réponse définitive. L'inconscient garde sa part de mystère et plus on atteint des contrées qui semblent les plus reculées, plus de nouvelles perspectives apparaissent, qui invitent à s'aventurer encore davantage, plus loin, plus profondément. La quête continue. L'art que j'évoque ici et celui de la connaissance intime, il ne saurait être ramené à un savoir arrêté, définitif. Il reste vivant au coeur de sa pratique. Donc surprenant, réactif, en progrès continuel.
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©Olivier Deck
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LA POUSSIÈRE SOUS LE TAPIS (II)
Par
Olivier Deck
Le 01/02/2025
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Ces considérations nous rapprochent d'un thème qui est au centre de ma réflexion analytique et même poétique (les deux ne sont jamais très éloignées l'une de l'autre), toujours occupée par les mouvements de l'énergie et leurs effets sur la vie. Dans sa métapsychologie, Freud propose la sublimation parmi les quatre destins des pulsions. Elle est considérée comme une captation de l'énergie pulsionnelle, une nouvelle orientation de son but, qui aurait pour conséquences le mieux être et le renforcement de l'estime de soi. Il s'agirait d'un mécanisme plus puissant que celui décrit jusqu'ici, le "déplacement" de l'énergie, et moins dangereux que le déni, lesquels obtiennent un certain effet bénéfique ne s'inscrivant pas dans la durée et pouvant même entraîner désordres et rebonds préjudiciables. Bientôt, l'être retombe dans son état douloureux. Ceci est décrit par Didier Anzieu dans son livre "Créer, détruire", à propos de Samuel Beckett qui, ayant entrepris une analyse avec Bion, se plaignit bientôt de la faible tenue des améliorations dans le temps, ce qui engendra une réaction analytique négative. Bion n'était pas encore aguerri, et ce qu'il obtint dans un premier temps devait n'être qu'un "déplacement" de l'énergie et non sa véritable sublimation.
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"Quelque chose qui engage la dimension psychique de la perte et du manque, et répond à l'intériorisation de coordonnées symboliques commande le procès de la sublimation" nous dit le dictionnaire de la psychanalyse de Chemama et Vandermersh. Nous sommes bien loin d'avoir accès aux arcanes, où nous pourrions trouver les formules pour provoquer et employer son mécanisme. D'après les théoriciens, elles semble naître d'une faille et engagée d'emblée dans une logique de réparation. Ce qui m'intéresse ici est la transformation d'une énergie qui semble d'emblée liée à des éléments délétères, en énergie liée à des éléments de construction qui peuvent s'employer au chantier du mieux-être. La sublimation peut-elle être stimulée par un "travail" conscient partiel? A tout le moins, comme nous pouvons tenter de reproduire le mécanisme du déplacement, peut-on tenter de reproduire celui de la sublimation?
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Si Freud n'a pas exposé une théorie de la sublimation, il en a distribué des fragments théoriques au long de son oeuvre. Le processus est décrit comme un détournement de la pulsion de son but sexuel premier, vers un but social. Quant à cet aspect social, souvenons-nous qu'il est sous influence de l'époque et du milieu de Freud. Je vais essayer de le transposer à la vie courante actuelle, non celle des grands bourgeois de Vienne il y a plus d'un siècle, mais celle de tout un chacun vivant dans le monde d'aujourd'hui. La notion de sublimation reste ouverte et si la théorie psychanalytique appliquée à la pratique permettait à celle-ci de favoriser chez le patient le processus de sublimation, elle s'avérerait de la première utilité dans l'accession à une vie plus riche et satisfaisante.
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Dès lors qu'il s'agit de sublimation, les éléments théoriques s'intriquent et se bousculent. Pour Freud, un "idéal du moi" élevé et vénéré requiert la sublimation, l'orientation de l'énergie à son service. Il peut aider à l'amorcer mais ne peut l'exiger. Freud ouvre ici un champ de réflexion, et nous encourage peut-être à poursuivre de l'avant. Si l'accès à l'inconscient est empêché par les gardiens du refoulement, l'idéal du moi quant à lui est pour partie accessible au conscient, il est possible dans une certaine mesure d'agir sur lui, de tenter de l'influencer. Certes, il ne s'est pas formé consciemment et nous échappe sans doute aussi pour une bonne partie, mais l'être habité d'un idéal du moi et agissant vers lui en connaît les exigences. Il est donc en mesure d'y répondre, ou d'essayer de le satisfaire. Ce qui pourrait bien encourager l'idéal du moi à émettre en retour de l'énergie positive. De l'énergie sublimée. Là, nous allons essayer de trouver un passage.
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Freud, pour évoquer la sublimation, a recours à l'exemple des artistes, des créateurs, poètes, peintres, et des grands intellectuels... Tout ceux-là s'offrent en modèles pour ce processus intérieur particulier et peut-être bien salvateur, c'est en tout cas ce que je voudrais essayer de mieux comprendre. J'ai expliqué que, comme on le trouve dans les sagesses orientales qui posent que du "Un naît le Deux", je considère l'énergie comme Une, énergie primordiale qui nous anime, nous traverse, nous porte selon ses cycles et ses cadences et se distribue selon ses multiples voies possibles. On peut refuser ce préalable, contester ce principe, et dans ce cas il n'est pas conseiller de me suivre plus avant dans celle balade d'idée en idée. Je pose là un préalable que les astrophysiciens ou les sages taoïstes seraient plus à même que moi d'expliquer, de justifier, de prouver ou d'infirmer, mais je fonde ma réflexion sur cette idée, issue d'un choix que nous laisse les uns et les autres dans leurs démonstrations parfois contradictoires, et je n'ai pas besoin de prouver qu'elle est absolument vraie ou absolument fausse pour aller de l'avant. Je la pose et elle sert de base à tout ce que je pense. Plus de quatre décennies, soit une longue expérience, de pratique et d'enseignement des arts martiaux traditionnels, le Budo, "la voie du combat", n'aura pas suffi à m'apporter la preuve de l'existence de l'énergie universelle, mais elle aura grandement suffi à me permettre d'en éprouver et en étudier les effets et les possibilités offertes. Il n'est pas rare que les situations conflictuelles réelles réverbèrent celles décrites par la théorie freudienne entre les instances psychiques, et celles que l'on rencontre dans la pratique analytique. Sans aller jusqu'à confondre les unes et les autres, je n'ai toutefois eu aucune peine à souscrire à l'affirmation de Marie-France Dispaux qui prétend que la psychanalyse est une "théorie des conflits". Elle relève donc des principes du combat.
à suivre...
©Olivier Deck
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La poussière sous le tapis (I)
LA POUSSIÈRE SOUS LE TAPIS I (analyse)
Par
Olivier Deck
Le 27/01/2025
Lorsque nous sommes accaparés par des pensées liées à des angoisses dont nous connaissons plus ou moins l'origine - parfois pas du tout - nous pouvons essayer de nous "changer les esprits", comme le dit l'expression commune. Chacun connaît cette expérience. Nous tentons de trouver de la joie, au sens le plus large, dans le "divertissement", que ce soit auprès d'un proche, dans un lieu amusant ou étonnant, dans la nouveauté, un livre, une balade, un voyage, la confection d'une tarte aux framboises pour les proches ... Recours plus destructeur, le tabac, l'alcool ou d'autres expédients entrent parfois dans la danse. D'aucun dit alors qu'il "chasse les idées noires." À tout le moins, il essaie. En réalité, nous tentons d'éloigner celles-ci par une sorte de "déplacement" qui devrait nous en détourner, qui est censée nous en mettre à distance, nous en protéger, parfois au prix de la santé ou de la sécurité. L'action dérivative, ou d'évitement, de déplacement, qu'elle soit physique ou intellectuelle, parvient à divertir l'esprit de ses préoccupations, l'énergie trouve un pis-aller pour sa décharge et la tristesse s'estompe, dans le meilleur des cas. Mais combien de temps?
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Les oiseaux noirs qui tournent dans le ciel intérieur sont têtus, ils ne s'éloignent jamais très longtemps lorsqu'on les chasse d'un simple revers de manche. Le ciel intérieur nous appartient, il est en nous, il est constitutif de nous-mêmes, et il faut plus qu'un simple soufflet pour en disperser les nuages. Alors, bientôt, la tristesse revient, l'angoisse remonte, et nous retombons dans l'état redouté, plus étouffant encore, parce que l'espoir d'avoir vaincu l'ombre est déçu, la déception vient donc s'agréger à l'angoisse et la renforce, la crainte de n'avoir aucun moyen de repousser les forces malignes vient en aggraver leur nocivité.
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Angoisse, abattement, crainte diffuse, impatience, sentiment confus de panique, il n'est pas rare, en outre, que le corps émette à son tour les signes du malaise, exprimés par des sensations, des gênes, des douleurs... nous ne pourrions établir la liste infinie des effets d'une mauvaise circulation de l'énergie de vie. Je me tiens à distance d'évoquer les pathologies, affections psychosomatiques ou autres, toutes les conséquences de l'angoisse qui relèvent du domaine médical et de compétences qui ne sont pas les miennes. Libido, souffle vital, ki, prâna, force primordiale... l'énergie porte divers nom selon les cultures. Que chacun la nomme selon la sienne. Quelque part dans les corridors de l'âme, elle est entravée, nouée, mobilisée par un conflit dont, bien souvent, la raison ne sait rien. Sa représentation se dérobe dans l'oubli et sa puissance active, s'évacue en "poussée d'angoisse". Comme souvent, les expressions quotidiennes, employées avec naturel, recèlent des vérités. S'il y a poussée, c'est qu'il y a énergie. Le souffle de vie qui nous porte en avant est mobilisé par un conflit intérieur, totalement ou partiellement inaccessible à la conscience, donc à la pensée, au raisonnement. Nous sommes démunis, face aux dégâts causés par un mal dont nous ne savons rien, comme s'il s'agissait d'un invisible ennemi. Quand le souffle manque, l'être s'affaiblit, ralentit, trébuche, doute, s'essouffle, et peut même finir par s'arrêter d'avancer.
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Or, tant que le conflit perdure dans l'inconscient, il continue d'y mobiliser des forces, privant l'être d'une partie de son énergie vitale. Et le processus de production d'angoisse continue, s'intensifie parfois, mettant en péril le bonheur et la santé. L'angoisse elle-même pourrait être considérée comme un effet dû à une énergie résiduelle produite par le conflit, tournée du côté du malaise et de la destruction. Cette énergie, erratique, opportuniste, détachée de l'objet qui a contribué à la produire, peut même en investir un autre, rencontré ailleurs et activer des élans phobiques. Une araignée? L'obscurité? La foule? À la mesure de cette déperdition la joie, l'allant, la volonté de l'être sont affaiblies.
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Le divertissement (au sens large), s'il a ses vertus, n'est pas une action de lutte directe contre le conflit, mais relève d'une tentative pour lui échapper. Par ce moyen, le plus évident, le plus à notre portée, nous nous en détournons, nous fuyons, mais nous n'agissons pas directement contre les causes, par conséquent, le problème est simplement déplacé, occulté, et non désamorcé. Quand nous avons recours à la fuite, nous nous contentons de "mettre la poussière sous le tapis".
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Venons-en à des considérations qui nous ramènent à l'analyse. Le divertissement dont j'ai parlé plus haut entre en résonance avec la notion de "déplacement" psychanalytique. Je serais tenté de l'ajouter aux quatre destins des pulsions décrites par Freud, ou de le considérer comme une forme affaiblie, coûteuse ou bien partiellement manquée, de la sublimation. Il convient ici ne pas perdre d'esprit la distinction entre un déplacement conscient et un déplacement inconscient. Les textes qui traitent de la sublimation marchent souvent en équilibre sur la frontière entre les deux. Le déplacement peut s'avérer une technique consciente, un recours. Pour prendre un exemple simple, relevant de l'action physique, on peut décider d'aller marcher pour éviter ou atténuer une poussée d'angoisse, sans pour autant modifier l'origine, donc le gisement de celle-ci. Nos actions conscientes sont aussi mues par des injonctions inconscientes, et ne vont pas forcément sur le chemin de la sublimation. Cette dernière, précise Freud, est fonction des dons de l'individu et de son degré de possibilité en la matière. Les écrits de Freud, ou ceux de Jean Laplanche (in : problématique III, la sublimation), laissent à penser que la possibilité d'activer, d'utiliser la sublimation existe pour l'individu, mais elle reste sous conditions de ses capacités naturelles, qui subissent aussi les lois et les affres de la vie et ont pu être renforcées ou affaiblies pas l'aventure existentielle. Serions-nous face à une forme parente du déplacement inconscient, réalisé en conscience, qui détournerait notre intérêt vers un objet qui l'accapare et viendrait masquer les tourments, qui eux trouvent leur source dans l'ombre de l'esprit? Cette prise en charge de la défense par le conscient pourrait expliquer en partie les limites de l'effet obtenu, en portée et dans le temps. Il est toujours risqué, voire illusoire, de considérer que nous pouvons agir sur l'inconscient au moyen du conscient, lui-même pris en tenaille entre l'autorité du surmoi (elle-même partagée sur les deux domaines) et les influences et blocages de l'inconscient contre lequel il se défend. Pourtant, quoique hasardeuse, c'est bien une voie sur laquelle nous allons continuer de nous aventurer ci-après, au risque d'emprunter des chemins caillouteux ou de nous diriger vers des impasses. Voyons.
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Reprenons notre exemple simple : je ne me sens pas bien, je sors marcher. Dans un cas favorable, mon angoisse retombe quelque peu. Ah? Serait-il possible d'échapper si facilement à son inconscient? Certes, tout le monde peut l'éprouver, la marche agit sur l'ensemble du fonctionnement du corps et de l'esprit, et peut apporter une sensation de détente par son effet sur les flux, le souffle et la pensée. Les grands philosophes du passé, les péripatéticiens, en connaissaient les effets. Par conséquent, dans un état d'angoisse, nous pouvons facilement aller marcher pour nous "changer les idées", et stimuler en douceur les fonctions du corps et de l'esprit. Nous tentons volontairement de "déplacer" notre sensation, notre attention et nos actes. Le recours est à notre portée, pourquoi nous en passer? Est-ce que, pour autant, nous parvenons à modifier les conditions du conflit ou des raisons qui produisent l'angoisse et dont nous ne savons rien ou pas grand chose, tout cela restant caché derrière la barrière du refoulement ? Cela rendrait la psychanalyse elle-même inutile, puisqu'elle soutient que l'apaisement des conflits passe par le levée du refoulement et l'accession de ses éléments au conscient par la parole. "Quand celui qui chemine chante dans l'obscurité, il dénie son anxiété, mais il n'en voit pas plus clair pour autant" écrit Sigmund Freud dans Inhibition, symptôme et angoisse. Il adresse sa maxime au philosophe, mais nous pouvons d'une certaine façon la reprendre ici à notre compte. Alors ce divertissement qui nous occupe ne serait-il pas simplement le proche cousin du déni?
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Si je reviens au début de mon questionnement, nous parlons d'un individu en proie à l'angoisse, c'est à dire dans ce que ledit philosophe appellerait un état de tristesse. L'angoisse évoquée est dont l'origine se trouve, tout ou partie, dans l'inconnu de l'être. Son effet seul est identifiable par le conscient. Nous l'avons vu. Or s'il y a un effet, il y a un force qui le produit. C'est cette force, cette poussée, cette énergie, au service de la souffrance, qui nous intéresse ici. Est-il possible de favoriser sa déliaison, tout ou partie, de son objet afin de la mettre au service de la vie? Pourrait-elle m'aider à passer du désarroi à l'apaisement, et de l'apaisement au mieux être? Puisque nous savons que la pulsion est capable de se détacher de son objet pour devenir erratique et se lier ailleurs, pouvons tenter de la capter, de l'influencer, de lui assigner un destin plus favorable?
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à suivre...
©Olivier Deck
ROUTE SANS NOM
Par
Olivier Deck
Le 02/01/2025
Tel Don Quichotte de la Manche, je confie mon itinéraire aux soins du hasard. Pardon, laissez-moi corriger ; hasard, hasard, c'est vite dit. Il serait préférable, pour la bonne compréhension de la suite, que je vous éclaire à propos de la signification que je prête à ce terme, et à la notion que je lui accorde ou lui retire dans mon lexique personnel. D'ailleurs, pour nommer la chose dont je souhaite vous entretenir, "hasard" pourrait, dans un premier temps, paraître avantageusement remplacé par "imprévu".
La singularité de l'imprévu consiste en ce qu'il peut être prévu. À Dieu vat ! Je peux prévoir de ne pas prévoir mon itinéraire. Dès lors je sais que je vais vers l'imprévu. Je ne peux prévoir de faire un double six aux dés, je dois m'en remettre au hasard, c'est-à-dire aux combinaisons du réel dont la régie m'échappe absolument, sauf tricherie.
Ces réflexions tarabiscotées n'auront pas beaucoup éclairé notre chemin, les relisant déjà, parce que le doute m'accompagne partout, je les trouve fumeuses et tout à fait contestables.
En conséquences, je reprends.
Au lieu de "imprévu", j'aurais mieux fait de proposer "inspiration". Certes, si j'avais réfléchi davantage avant de commencer à écrire, vous auriez gagné du temps, or pour ma part, je tiens à distance une telle préoccupation économique soumise au diktat de l'efficacité, soit la peste de l'esprit humain. En effet, ne vous déplaise, j'apprécie de perdre du temps en chemin. Je ne me déplace pas comme un VRP, que nenni, je musarde.
Par surcroît, l'inspiration s'accommode du hasard comme de l'imprévu. C'est tout bénéfice. Elle bat la cadence poïétique qui marque toutes mes pérégrinations. Plus simplement qu'un Paul Valéry, quoique tout à fait en accord avec lui, j'entends par poïétique ce qui concerne le poétique dans le domaine du faire, du créer, soit à mon sens l'acte de vivre essentiel. Celui auquel je me livre. Celui qui donne sens à ma vie, à tout le moins selon mes propres considérations... Faire du poétique pour poétiser l'existence, dirai-je non sans redondances.
Alors, poétiser? Oui, c'est mieux! Soit : tout aborder selon le poétique. Considérer le Tout comme poétique. Rendre tout poétique. Le moindre, le plus petit, le plus inaperçu. Rouler, marcher, rire, converser, écrire, lire, photographier, dessiner, chanter, manger, boire, aimer, s'ennuyer, rêver, siester contre le tronc d'un arbre ou dans mon lit...
De nouveau, un doute m'assaille. Peut-être qu'au fond, il y a grande prétention à penser, ou à croire, que l'on peut poétiser le monde. Hölderlin propose une voie plus humble, quoique follement ambitieuse quand j'y réfléchis à deux fois, en préconisant d'habiter poétiquement le monde. La formule réunit l'actif et le passif. À mon sens, on ne comprend véritablement le poétique que si l'on admet qu'il concerne le faire tout en pouvant se passer de forme. Il est la pulsation, l'écho du monde au centre de l'Être. Où est le faire, dans ce cas? Eh bien, dans le travail de l'Être pour atteindre, habiter et ouvrir son centre à l'Infini. Il n'est que là, au centre de l'être - le hara décrit par Durkheim - que peut sourdre le poétique, où l'énergie du poème se rassemble, venant à la fois du Dehors, du Dedans, de l'Autre, du Tout. Elle se métamorphose dans l'alchimie du coeur et rend le faire possible. Le faire apparent, perceptible.
J'appartiens au Tout, il est donc simple de comprendre que la Poésie procède du dedans comme du dehors, elle va de l'un à l'autre, du réel à l'imaginaire, elle est un flux, un courant provenant de l'énergie primordiale du monde, qui prend valeur poétique, mieux que dans le coeur, dans l'âme humaine. L'âme étant considérée comme le lieu de rencontre du tellurique, du céleste et de l'émotion, selon un point de vue personnel forgé à partir de mes expériences repensées à la lecture de François Cheng, indispensable et précieux passeur d'Est en Ouest.
Allons à l'inspiration, donc.
Comme le décrit Cervantes, le chevalier errant laisse les rênes sur le garrot de son cheval, livré au gré de ses fantaisies, lesquelles conduisent nécessairement à des situations où la présence d'un preux se trouve requise. Bien entendu, il faut tout de même le conduire un peu au début du périple, sans quoi il choisit le chemin de l'écurie, à l'instar de Rocinante lorsque Don Quichotte ressort de l'auberge où il a enfin été armé chevalier, abandonnant le choix du cap à son cheval. Toujours la veulerie guette. Par la suite, passant près d'une prairie grasse et verte, rafraîchie par un ruisselet chantant, nous n'omettrons jamais de faire une halte, et même de desseller et débrider notre destrier pour le laisser se reposer, brouter à sa guise ou fleurer les humeurs de quelques mules ou juments qui vaqueraient dans les parages. Si tant est que notre véhicule soit un mâle, comme l'est Rocinante contrairement à ce qui est généralement cru. Dans le cas contraire il sera simple pour l'imagination de remplacer mules ou juments par mulets et entiers.
Mon voyage - je rassemble sous ce vocable l'ensemble toujours en progrès de mes errances - se déroule sous le signe du donquichottisme. Je le sais depuis mon enfance, quoique l'ayant compris rétroactivement, une fois lues les aventures du Chevalier à la Triste figure. Le souvenir de ma première rencontre avec Lui est enfoui dans ma mémoire. J'imagine que je l'aurai croisé lors d'un cours d'espagnol, au détour heureux d'une ennuyeuse journée de collège. Ou en admirant la fameuse encre de Pablo Picasso, le représentant avec Sancho Panza, dans l'épisode des moulins, le seul que connaisse le grand public, qui ne prend que quelques lignes dans les deux tomes de l'ouvrage couvrant plus d'un bon millier de pages.
Comme lui, je vais à l'aventure. À l'aventure de moi-même. Au-devant de mon devenir.
Je vais dans l'inconnu, l'incertain, l'égarement volontaire, l'étonnement, le doute.
C'est pourquoi, lorsque je rêve mon prochain départ sur la carte, mes yeux quittent les autoroutes pour les routes en rouge, puis les routes en rouge pour les jaunes, puis les jaunes pour les blanches, puis les blanches pour celles, blanches aussi, dont l'un des bord figure en pointillés, pour indiquer une mauvaise carrossabilité. Et quand je me trouverai là, enfin, je guetterai les chemins de terre, les voies oubliées où le goudron n'est plus qu'un lointain souvenir, ici et là, et je m'y engagerai si cela me chante. Dix, quinze, vingt, trente kilomètres au grand dam des amortisseurs, sans savoir où cela mène, tous les sens aux aguets, le regard au gré d'un paysage qui me semble vierge, seulement habité par le chevrier, le paysan, le bûcheron...
Je pérégrine avec Li Po, Wang Wei, Bashô sur l'étroit chemin sans nom. Je ne suis plus qu'une particule de la Poésie du réel, de l'Instant, de l'Univers.
Je vais vers la Vérité sans jamais l'atteindre, comme je vais vers l'horizon qui s'éloigne à la mesure de mon progrès. Attention, je ne prétends pas à la Vérité, elle reste inaccessible. Je ne sais rien d'elle, sinon qu'elle est une limite, une direction plutôt qu'un but. Je vais sans maîtriser la route, dans le simple et permanent souci de la justesse. Justesse à moi-même, à la situation, à l'itinéraire qui se présente, au désir...
Don Quichotte prend la route vers l'inconnu pour vivre des aventures et redresser les torts. Il est à la fois égoïste et altruiste. D'un côté, conquérir la gloire personnelle, de l'autre, servir son prochain. Redresser les torts signifie pour lui prendre le parti du faible, de l'opprimé, même si ce dernier est un brigand. Il part du principe - opportun ici, déplacé là - que les chaînes doivent être brisées. Il y a de l'anarchie au coeur du chevalier, comme le remarque très justement Lydie Salvayre. Plus exactement, un anarco-romantisme. Une révolte. Une colère. Et aussi, et surtout : de l'Amour. L'Amour impossible, grandiose, déraisonnable, indépassable, désintéressé. Agapè. Voici la vraie, l'indispensable raison de son départ. Aldonza Lorenzo existe, pas Dulcinée del Toboso, celle qui est cependant indispensable à l'action.
En réalité, c'est au-devant de la Mort que Don Quichotte s'aventure et m'entraîne. Il mourra, à la fin, quand ses illusions se seront dissipées. Je crois que j'en veux un peu à Cervantes pour ce choix sans appel. Il nous ramène au monde, au réel, quand le poète ne veut que l'inventer et en déjouer la sentence. Et pourtant, la mort viendra.
Par ailleurs, dans une idée moins sombre, son héros va à la rencontre de lui-même et chemin faisant, il vient à ma rencontre. Cent fois, mille fois je suis tombé sur lui au cours de mes divagations. Toujours il me dit : "Ce n'est pas au-devant de moi, mais de toi-même que tu vas. Au-devant des torts à redresser en toi. Des combat à gagner en toi. Des archipels à conquérir en toi. De la Beauté à découvrir et à chérir en toi."
Les géants, les enchanteurs ne peuplent pas le réel. Il ne sont que des moulins, des moutons, des outres de vin. Or à l'intérieur de moi, ils existent. Les démons intérieurs. Ce sont eux que je combats sans cesse. Qu'on le comprenne enfin, la Paix du monde serait à ce prix. S'il faut redresser des torts, que ce soit ceux j'ai pu commettre, et ceux que l'on m'a faits.
Le voyage de Don Quichotte relève d'une quête intérieure vers une lumière noire. Noire, mais lumière. Un acte de rédemption. Une confession intime. Une mise à l'épreuve du courage, de la grandeur. Un tentative désespérée et grandiose pour prendre la mesure de l'essentiel, ou mieux, pour donner une idée de la démesure de l'essentiel. Un combat pour que le poétique l'emporte sur le pratique, pour que le désintéressement l'emporte sur l'intéressement qui fait de chaque être un Sisyphe poussant une noria pour irriguer le monde avec l'eau de sa propre perte.
La route sans nom mène à l'inconnu de moi, l'incertain en moi, le reste à comprendre, à connaître, à savoir. Elle est route de l'étonnement, de l'apparition, de la révélation, de l'inutile qui fait de moi autre chose qu'un boursicoteur de l'existence. Elle me réinvente, elle me prend au col, elle me met à l'épreuve, elle me raconte qui je suis et je l'oubli à chaque virage parce sans cesse qu'elle m'étonne et requiert toute mon attention, tout mon engagement.
Je ne cherche rien d'autre de ce que j'ai décrit sinon de vivre le sentiment d'aller vers ce qui est hors de moi et résonne en moi, ce qui réverbère les lumières et les ombres de mon coeur, ce qui, dès lors que je l'ai rencontré, vient en moi, me construit, enrichit le terreau de l'oubli, s'incorpore à mon être, le rejoint, le nourrit, le traverse et regagne le Tout. Le Monde n'est pas à moi. Je suis au Monde.
Ainsi, la route sans nom, la "unamed road" du gps, je peux enfin la nommer sans la nommer. Elle porte le nom d'une année, d'un jour, d'une couleur, d'un ciel, d'une odeur, d'une présence, d'une absence, d'une impression, d'un sentiment, d'une crevaison, d'une panne, d'un fou-rire, d'un appel, d'une réminiscence... Elle ne figure sur aucune carte. Son tracé, désormais, est en moi.
1er janvier 2025 © Olivier Deck
DE L'EXTRÊMORDINAIRE
Par
Olivier Deck
Le 14/08/2024
11 août 2024 Capbreton
Attendre le départ. Regarder encore les cartes. Lire. Rêver le voyage.
Dans son livre BW, Lydie Salvayre évoque le voyage conçu comme un tauromachie. C'est ainsi, en effet. Encore une fois, je pars pour me frotter à l'inconnu au-dedans, pour risquer ma peau actuelle, pour mourir à moi-même et renaître au plus près de ce que je suis, de ce que je crois être, de ce que je deviens. Pour muer à l'intérieur. Chaque voyage est l'occasion d'une métamorphose de soi en soi. Avant de partir, je relis les propos de Jankélévitch sur l'aventure. Celle qu'il nomme l'aventure aventureuse, par opposition à l'aventure aventurière. Il n'est pas d'aventure véritable que celle qui engage la vie, met en danger, et point de danger véritable autre que le danger de mort. La Poésie, c'est descendre dans l'arène de l'existence sans aucune autre raison que de se frotter au réel tel qu'il est. Non dans ses extrêmes extraordinaires mais dans son extrême ordinaire, que le poème métamorphose. L'extrêmordinaire. Un appareil photo, une plume, une guitare à la main, être capable de considérer ce qui advient comme un défi, un enjeu à la vie à la mort. Allez jusqu'au bout. Sans idée de gagner ni de perdre.
&
Je pars pour prendre un temps d'avance. Pour aller au-devant de ce qui adviendra. On pourra m'accuser de chipoter, advient ce qui advient, certes, qu'on le devance ou non. Oui et non. Je choisis de partir pour me jeter encore et encore dans l'aventure du chemin, changer les données de la normalité. Certes, je ne brave pas d'autre danger que le danger métaphorique, si l'on excepte les dangers de la route, le risque d'être occis pour un oui ou pour un non au détour de la rue par un malfaisant, de manger une tortilla toxique préparée avec des oeufs importés de la région de Zaporijia, une ensaladilla rusa concoctée par un cuistot russe du SVR qui m'aurait pris pour un espion allemand à cause de mon teint teuton exacerbé par le soleil andalou et de mon Leica made in Germany, de contracter une maladie échappée de la pisse du pangolin ou d'un laboratoire chinois de recherche médicale, on n'est plus sûr de rien, en ce monde civilisé. Cela ne date pas d'aujourd'hui, je me souviens, lorsque j'étais enfant, de ces longues files de gens qui attendaient - c'était du côté de Valencia - pour être vaccinés contre le choléra dont une épidémie se propageait en Espagne. Bref, sauf accident de parcours, je ne vais pas au-devant du danger habituel dont l'aventurier fait sa publicité. Foin de tigre du Bengale, de sommet à 8000 ou de tempête en mer... Ici, le danger est intérieur. Le toro est métaphorique. Je prends la route pour écrire une chanson de geste sans savoir de quoi sera fait le voyage. Je vais au-devant de ce qui voudra bien croiser ma route. Comme Don Quichotte va au-devant des péripéties. Je ne laisse pas venir, je ne reste pas chez moi, bien installé dans le fauteuil des habitudes, les pieds glissés dans les rassurantes pantoufles du décor familier, entouré par mes livres, mes casseroles et mes guitares. Je pars. Parce qu'il y a péril en la demeure, voilà qui n'est pas nouveau, certes, mais toujours valable. La même Lydie Salvayre, dans le même livre qui traite des voyages de BW, cite la "manie ambulatoire" signalée dans les manuels de psychiatrie. Sans doute suis-je atteint, comme le chevalier à la triste figure, du mal ambulatoire. Le syndrome du partir. Le mouvement est à la fois mon symptôme et ma potion, la distance mon saignement et mon traitement au long cours.
à suivre...
©Olivier Deck
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Poétique du prosaïque et vice versa
Par
Olivier Deck
Le 13/08/2024
Avant de prendre le départ, je voudrais apporter quelques imprécisions supplémentaires à propos de l'emploi, qui pourrait sembler intempestif, que je fais des mots "poésie", "poème", "poète"... Se dire poète n'a rien d'outrecuidant, sauf à considérer la poésie comme un domaine réservé à une caste dont on serait en droit de se demander qui décide qu'untel en est et tel autre non. J'entends d'ici grincer les dents des grincheux. Qu'elles grincent, elles finiront par s'éroder. Se dire poète relève d'une affirmation, celle d'une exigence personnelle, celle d'un engagement qui se donne pour moyen la pratique de l'Art. Aussi, pour que ce soit clair entre nous et que celles et ceux à qui cela ne conviendrait pas ne perdent pas davantage leur temps à éplucher le présent carnet, je précise que la Poésie est ici considérée dans son acception la plus ample, la plus généreuse, la plus ouverte, la plus libre. La Poésie, le lecteur et la lectrice l'entendront donc plus largement qu'en sa seule expression écrite, qui s'est accaparé l'appellation, l'a embourgeoisée. La Poésie s'offre à tout un chacun, libre à tout un chacun d'en disposer à sa guise et selon son génie. Le temps disposera de l'oeuvre. On ne peut attendre sa sanction pour se mettre à l'oeuvre.
&
Vivre poétiquement sa vie relève d'un choix personnel, qui va à l'encontre de la tendance dominante actuelle, irriguée par les principes marchands (qualité, réussite, efficacité, nouveauté - et son corollaire l'obsolescence - , mode, prix...) Dans la vie poétique, l'acte gratuit prime. L'efficacité importe peu. La victoire pas davantage. L'inutile et l'utile s'épousent. La fragilité est précieuse. L'erreur admise et nécessaire. Don Quichotte de la Manche n'emporte pas un seul de ses combats, il n'en a pas moins acquis ses lettres de noblesse et reste en selle depuis bientôt un demi-millénaire !
&
Je m'efforcerai de mettre en application la leçon de Don Quichotte, pour qui le poétique ne se distingue pas du prosaïque. Les moulins sont des géants. Le laboureur est un écuyer. La paysanne est une princesse. L'aubergiste est un chevalier... Il indique que le poétique ne va pas de la chose à l'âme, mais de l'âme à la chose (j'aurai peut-être l'occasion plus tard d'élucubrer à propos de l'âme). Qui n'a pas l'âme disponible au souffle poétique ne saurait reconnaître la poésie en quelque sujet que ce soit - un visage, un paysage, un objet... Le poétique est un souffle, une tendance naturelle, innée, qui s'affine et se renforce dans le temps. Comme la capacité de courir de 100 mètres, de devenir un scientifique, un littéraire, un peintre, un musicien, un médecin... Le poétique émane d'une sensibilité qui dans le temps s'affine. Tout au long d'une vie poétique, c'est à dire vécue selon les principes de la Poésie. L'émotion, la beauté, la profondeur restent parmi les plus précieux de ces principes. L'art est une question de sentiment, de résonance avec le Tout. Une question d'Amour, considéré comme une modalité de la force universelle qui meut se monde, et prend un tour particulier en chaque coeur humain. C'est ainsi que je l'entends et le pratique.
à suivre...
©Olivier Deck
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DÉFINITION INDÉFINIE DÉFINITIVE
Par
Olivier Deck
Le 12/08/2024
ADAGP©OlivierDeck
Du voyage comme pré-texte. Prétexte d'une geste, soit. Souvent, avant d'aborder un nouvel exercice existentiel, je commence par revenir au dictionnaire.
Geste : Ensemble de poèmes en vers du Moyen Âge, narrant les hauts faits de héros ou de personnages illustres.
Voyons comme adapter cette définition classique au présent exercice.
Ensemble de poèmes en vers...
Ce sera une ensemble de poèmes, si l'on veut bien considérer ici la forme poétique comme désincarcérée. Pour ce qui est de la rime, elle sera parfois présente dans les chansons, mais pour le reste la narration ne s'encombrera pas de prosodie.
... du Moyen Âge...
De l'époque actuelle, je dirais plus volontiers qu'elle est un Âge Moyen. Très moyen. Passons.
... narrant des hauts faits ...
Là, pas sûr (rire). La réalité du voyage appelle à l'humilité. De hauts faits il ne sera pas forcément question. Je fais avec les faits qui se présentent. Ce qui est là. Le presque rien. Ce qui advient, même l'ennui, espace fondamental de la rêverie, siège de la création poétique. Aucun exploit en prévision, sauf imprévu. Je ne vais pas à la rencontre du Yéti, ni à la recherche de l'Arche perdue, ni du Graal. Je dirais que ce voyage sera intraordinaire, cherchant l'extra dans l'ordinaire.
... de héros ou de personnages illustres...
N'exagérons rien. Là encore, je ferai ce que je pourrai comme je le pourrai.
à suivre...
©Olivier Deck
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AZIMUT AZIMUTÉ...
Par
Olivier Deck
Le 11/08/2024
8 août 2008 Capbreton
AZIMUT AZIMUTÉ
ET AUTRES IMPRÉCISIONS IMPORTANTES
Avant de sortir de chez moi, donquichottisme oblige, je me suis efforcé de perdre la raison. Devenir fou, comme l'Hidalgo. Ce projet est déraisonnable, il échappe à tous les genres, toutes les modes, tous les systèmes. Don Quichotte est libre. Il va où l'intuition le mène. Comme lui, je veux être capable de voir des géants, des moulins, des chevaliers, des princesses et des brigands. Je ne suis point armé d'une lance et d'une épée, ni flanqué d'une armure, ni coiffé d'un plat à barbe, mais c'est dans cet accoutrement qu'il conviendra de m'imaginer, s'il vous plaît. Photographiant, écrivant, dessinant, chantant, ici, là et ailleurs.
&
Il est absolument impérieux que je m'égare, que je me trompe, que je me fourvoie sur des sentiers scabreux, que je bute sur des impasses, que j'emprunte des voies sans issue, que je suive des routes sans nom sur le gps de ma voiture - les fameuses "unamed road" chères à Junjing Lee, qui souvent traversent des contrées qu'on n'est pas près d'oublier. Je ferai exactement comme bon me semble, volant d'une branche à l'autre à ma guise, pour un usage du monde au moyen et au service de la Poésie.
&
Une seule chose est sûre, je m'en vais une nouvelle fois en Espagne. Courir le monde ne m'intéresse plus beaucoup. Là-bas se trouve mon Cipango, mon finis terrae, mon ultima thule, mon walhala, mon pétaouchnock, mon quinto coño. Où? L'Andalousie, l'Estrémadure, la Castille, bien entendu la Manche et pourquoi pas l'Aragon... toutes les Espagnes où mille fois je me suis senti pousser des ailes et où j'ai laissé des plumes. Je ne sais pas exactement. J'irai au jugé, sans chercher à suivre l'itinéraire du Quichotte de Cervantès, celui de la véridique histoire (cf ch.I ) si l'on peut dire, sans m'empêcher non plus de le croiser à l'occasion. Il ne s'agit pas d'élaborer un guide touristique, de suivre un circuit défini par avance. Le Don Quichotte sur les traces de qui je me lance erre au-dedans, chevalier intérieur toujours en quête d'aventure. La Poésie est l'azimut azimuté, le but inaccessible, la force motrice, le véhicule, le sujet, l'objet, le Tout et le Rien.
&
Ce voyage sera donc, envers et contre tout, un geste de Liberté. Je n'ai ni blason, ni écusson, ni devise, ni drapeau, et si j'en avais un, il serait blanc, comme un étendard de Paix. Et si j'avais une devise, ce serait En avant ! Ou bien, Adelante ! Aban! comme disait ce béarnais de chevalier de Phébus, à qui Cervantès semble faire allusion (cf ch.I), en tant qu'admirable chevalier, dans son premier chapitre. Ah j'oubliais, dans ma besace j'emporte bien entendu deux exemplaires du Quichotte, histoire de mettre en abîme mon propre voyage. L'un dans la langue d'origine, l'autre dans la traduction d'Aline Schulman, que l'on ne saurait trop conseiller à qui voudrait se lancer dans la lecture.
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Cette fois, on a ses petites habitudes, j'ai punaisé au mur du couloir qui mène à ma chambre deux cartes. L'une d'Andalousie, et l'autre du centre de l'Espagne. J'irai dans ces parages. Je ne veux pas en savoir davantage. Je laisserai mon cheval marcher au gré de sa fantaisie, ce qui me semble le plus sûr moyen d'aller au-devant des aventures (cf ch.II) J'emporte un livre à spirale des cartes d'Espagne, sur lequel je tracerai l'itinéraire suivie. Au retour de cette première sortie, je reporterai le parcours sur la carte murale. En outre, je tiendrai un journal de bord, lequel doit être considéré comme lancé par ces mots. Je le partagerai ici et je souhaite qu'un beau jour il fera l'objet d'un livre. À bon entendeur.
&
Encore une chose, qui différenciera ce périple du précédent. Dans mon arsenal, j'emporte ordinateur et disque dur, de quoi développer mes images en chemin. J'essaierai d'en publier une chaque soir. Si je parviens à en faire une par jour qui soit présentable. Et je partagerai mes dessins, mes notes, mes collages. Nous verrons bien. Ya veremos.
©Olivier Deck
APPEL : Mmes et MM. galeriste, éditeur, directeur de centre culturel ou artistique, amateur d'art, organisateur, programmateur, collectionneur, chroniqueur, journaliste... si vous êtes intéressés pour soutenir ce projet, aider à sa production, sa publication, son exposition, sa présentation en public (exposition, publication, récital, lecture, chanson, projection, conférence...) n'hésitez pas à prendre contact par messagerie.
PRÉAMBULE. Des hauts faits d'âmes.
Par
Olivier Deck
Le 08/08/2024
Mardi 19 septembre 2023 Capbreton
DES HAUTS FAITS D'ÂME
"Le poète peut chanter ou conter les choses, non comme elles ont été, mais comme elles auraient dû être..."
Cervantès in Don Quijote de la Mancha.
Il y a plusieurs années, de nombreuses, très nombreuses années, sans doute depuis que j'ai emprunté la voie des arts, à l'adolescence, que je sais avoir rendez-vous avec Lui. L'ingénieux hidalgo, le Chevalier à la triste figure. À mon regard, parfait symbole du poète errant, il n'est pas le dernier à manifester son goût pour la poésie, au long de ses aventures. Poétiser signifie : "faire". Ce à quoi il veut croire, il l'invente. Ce qu'il veut vivre, il le suscite. Ce qu'il veut affronter, il se l'impose. Ce qu'il considère comme mauvais, il le combat. Quelle différence avec tout ce que j'ai connu en cette vie? Quelle différence avec la poésie vécue, concept si cher à Holderlin ou Rilke?
&
Tout ou presque de ce nouveau voyage sera im-prévu, comme le fameux roman de chevalerie lui-même. Il consistera en des "sorties" pour aller au-devant d'aventures que je rencontrerai en chemin, au gré de mon imagination, de mes humeurs, de mes désirs. Don Quichotte est le grand défenseur de la liberté d'être et de penser, de raisonner et de déraisonner. Liberté d'âme, liberté de corps.
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Si j'ai choisi d'errer, de divaguer, jusqu'à en faire un mode de vie, c'est pour cette sensation unique de liberté que cela me procure. Alors, fort de sa leçon, le héros fait de moi un héraut. Un humble chantre d'une existence bohémienne, vouée à la Poésie, c'est à dire à l'Art, à la Beauté, à l'Émotion, au service de l'énergie primordiale d'où Tout procède, où Tout revient toujours pour l'éternel recommencement du même changé en autre que lui : l'Amour. D'Amour, je parlerai, bien entendu. Point d'aventure chevaleresque sans lui. Il ne sera même question que de cela, puisque l'Amour est justement l'expression sublime de la force primordiale de ce monde, celle qui pousse en avant, qui crée, qui protège.
&
Je m'engage ici avec les seules armes du poète. Il ne s'agit pas de faire couler le vrai sang, quoique encore une fois je me saignerai aux quatre veines pour mener à bien cette aventure. Encore une fois j'y mettrai tout mon courage, toutes mes forces, et mes pauvres maravédis, plus trébuchants que sonnants. Et toujours, dans mon bissac, un Leica, une guitare, un carnet, une guitare. Don Quichotte, dans le chapitre XVI de la deuxième partie, moque Sancho en lui disant qu'il est de ceux qui, aux arènes, préfèrent voir le toro du haut de la galerie. Vivre poétiquement, même si le danger n'est pas physique - encore que, le corps y laisse du sien - c'est descendre dans l'arène de la vie. C'est se battre. Livrer un combat créateur au moyen de l'action poétique. En moi, l'Ingénieux hidalgo a troqué son épée, sa lance, contre les attributs de l'artiste. Je me prends pour lui, direz-vous, et vous aurez raison, c'est précisément le sens de ce nouveau voyage. Après tout, serait-ce usurper quoique ce soit? Un auteur (Cervantès en témoignerait), ne saurait souhaiter plus beau legs qu'une kyrielle d'identifications à son héros. Celui-ci s'offre à tous. Le personnage est si ouvert, si universel, que chacun peut se retrouver en lui. Ce que je fais ici. Poète erratique, bien avant d'avoir entendu parler du Quichotte, je ne suis que plus conscient du sens mon chemin depuis que j'ai croisé le sien dans les livres. Ce voyage est un tribut que je lui dois, un geste de reconnaissance. Un adieu, peut-être.
&
à suivre...
NOTE : Galeriste, éditeur, directeur de centre culturel ou artistique, amateur d'art, organisateur, programmateur, collectionneur... si vous êtes intéressés pour soutenir ce projet, aider à sa production, sa publication, son exposition, sa présentation en public (récital, lecture, chanson, projection, conférence...) n'hésitez pas à prendre contact avec moi.
SÉVILLE, APARTÉ
Par
Olivier Deck
Le 21/03/2024
SÉVILLE, APARTÉ
portrait d’une cité-muse
à Rafael Riqueni
Mon voyage à Séville a commencé au début des années quatre-vingts pour ne jamais s’arrêter. Ce que je viens chercher ici? Je l’ignore. Quelque chose de moi qui m’échappe. Quelque chose que je ne sais pas nommer. Lorsqu’au matin, rue Alfonso XII, je prends un pantomate con jamón, accompagné d’un jus d’orange naturel et d’un café cortao, je me sens à ma place. Lorsque le soir venu, après une journée d’errance photographique dans les rues - dix, quinze, vingt kilomètres - je m’accoude à un comptoir pour boire une cervecita ou un verre de tinto crianza, avec des olives vertes et pourquoi pas quelques beignets de calamars, un salmorejo avec ses copeaux de jambon ibérico et d’oeuf dur, je me sens à ma place. Pas sévillan pour autant. Ni andalou, ni espagnol. Je sais que je suis juste à moi-même, dans mon souci constant de ne rien usurper. Je sais d’où je viens, d’où je suis, que je repartirai vers ce coin de la France mitoyen de l’Espagne, ce sud-ouest dont l’âme est un peu espagnole. Où je suis né, où je vis, où je rapporterai les émotions du périple pour en faire quelque chose. Quelque chose d’autre.
L’Andalousie est une source d’énergie créative hors du commun. Elle enfante des artistes de haut vol, dans tous les domaines. Elle attire les créateurs du monde entier. Les plus grands comme les plus modestes. J’ai mis le cap sur ce pays avant même de savoir que de tout temps il a attiré, fasciné les créateurs, les écrivains, les peintres, les musiciens, les danseurs, les penseurs… la liste est interminable. Pour l’artiste, l’Andalousie est une source, un mystère, un feu, un appel.
Ici, à Séville, je vais en arpenteur de la lumière, livré à la distance, aux heures, aux rues, aux parcs, aux humeurs, aux intuitions, aux envies. La divagation concerne le corps comme l’esprit qu’elle débarrasse des contraintes du réel pour laisser libre cours à la rêverie, elle-même activité primordiale du poète… Celui-ci ne parvient pas au poème en lisant une carte ou en suivant un gps. Il s’y laisse conduire par le songe, le désir. Aussi vais-je ad libitum, dans la cadence de mon choix, selon une fantaisie qui se réinvente à chaque pas, une curiosité sans autre objet qu’elle-même.
Ici et là, je fais halte à l’abri opportun d’un bistrot, d’une auberge, d’un estaminet, dans cette Espagne qui reste - pour combien de temps? - le pays des vraies tavernes. J’aime me retrouver accoudé au comptoir ou attablé, parmi les autochtones qui entrent et sortent, hélant des serveurs tels qu’il n’en a jamais existé qu’en Espagne. De ceux sans qui le matin ne serait plus tout à fait le matin, et le soir plus tout à fait le soir, et la vie plus tout à fait la vie, plus aussi rondement. De ceux que l’on aime retrouver comme de vieilles connaissances, qui font de la taverne un théâtre du quotidien où l’on prend soin de l’autre. Où l’on rit, où l’on se régale, où l’on s’engueule, où l’on s’aime, où l’on vient enfouir sa peine, où l’on s’ennuie avec plaisir, où l’amitié se pratique, où la solitude trouve un écrin.
L’Andalousie est mon éternel périple. Séville, mon plus vieux rêve de cité merveilleuse. Je me souviens de ces jeunes années, quand je m’asseyais sur les bancs public ou à même les pavés pour peindre à l’aquarelle, les rues, les façades, les parcs… avec la main et l’esprit incertains du novice qui interrogeait son propre sentiment, celui-là même qui m’habite encore aujourd’hui lorsque je suis ici. Quarante années plus tard, c’est avec un appareil photo que je flâne dans Séville. La photographie est en moi une mutation de la peinture. Et au-delà, où s’appuyant sur cela, elle est devenue une écriture poétique en soi. Puisant au visible, elle exprime le reflet d’un état d’être, dans un certain lieu, à un certain moment. Captant l’ombre et la lumière à l’extérieur, elle offre en retour un miroitement de la vie intérieure. Forme poétique pleine qui atteint le coeur par la voie du regard. Elle puise au réel, au visible, pour à son tour donner à voir, mais d’une autre façon.
La photographie que j’évoque ici, considérée comme expression de la Poésie - l’emploi de la majuscule veut nommer le poétique en amont de toute forme d’expression -, ne consiste cependant pas à imposer une vision. Elle exprime le souffle de la liberté, celle de penser, de douter, de s’interroger, de rêver, d’être soi. Elle communique, au moyen de l’image une énergie dont le plus beau destin serait de provoquer, susciter chez l’Autre - celle, celui qui regarde - une émotion personnelle qui diffère de l’originelle, la mienne. Sans doute est-ce là ce qui mesure la valeur d’une photographie, sa capacité à émouvoir diversement, à donner le sens le plus noble au divertissement. Si l’appartenance de la photographie à la famille des Arts a été mise en doute ou contestée au fil de son histoire et encore aujourd’hui - bien que représentée à l’Académie des Beaux-Arts -, il ne fait aucun doute pour moi qu’elle est l’une de ces hautes voies que l’être humain emprunte pour alléger le fardeau de l’existence et sa terrible condition dernière. Elle est soeur de la musique, de la danse, de la peinture, autant de disciplines qui se passent de mots. Or elle est aussi, en tant qu’écriture, jumelle de l’art poétique littéraire lui-même qui, s’il s’écrit avec les mots, par le jeu qu’il en fait affranchit son lecteur de la contrainte du sens, à tout le moins le déroute et l’invite à se questionner sur ce dernier ou à le réinventer pour son propre compte. Aussi, qu’on me laisse considérer celui qui regarde une photographie comme un lecteur, puisque la photographie est une écriture. Une écriture qui, par surcroît et comme toute approche se réclamant du poétique, creuse, étend, bat en brèche et réinvente toujours l’idée de la Beauté, celle-ci non considérée comme une fin, ni même une valeur arrêtée, précise, définissable, mais une direction, une tendance, un cap. Celui de la justesse et, dans le meilleur des cas, de l’émerveillement.
Si je ne suis pas sévillan, je ne suis pas même citadin. La ville n’est pas mon écosystème. J’y suis mal à l’aise, la foule des humains est un troupeau que craint l’animal solitaire. Alors je passe à l’écart. Je ne suis pas de ceux qui, en goguette, rencontrent, sympathisent, reviennent de croisière avec un carnet d’adresses bien rempli. Mon voyage est une intense pratique de la solitude. En ville j’ai peu de repères, de refuges, or j’ai besoin de tanières, de grottes, de cabanes… Entre deux randonnées photopoétiques, c’est dans les bistrots et dans ma chambre d’hôtel que je trouve l’abri pour passer du temps à écrire, à dessiner, à jouer de la guitare, à repenser l’avant et à rêver l’après. A me reposer des longue randonnées. Dès avant l’aube je suis dehors. Et tout au long du jour. Parfois la nuit. L’errance est essentielle à ma photographie. Le déplacement. La recherche inlassable de points de vue. En outre la marche s’avère elle-même un repère, un refuge, elle me relie à ma propre nature, à mes origines, à mon enfance. Celle du gosses des chemins creux que je suis et reste, partout à chaque instant.
Alors, me direz-vous, si je suis un campagnard, pourquoi diable avoir décidé de photographier la ville ? Une ville, et pas n’importe laquelle : Séville! Prise pour motif depuis les origines de la photographie, à commencer par le pionnier Français Louis-Léon Masson dès le milieu du XIXè siècle, et aujourd’hui mitraillée sous toutes les coutures et à chaque milli-seconde par des kyrielles de téléphones portables. A force d’être admirée, la belle est devenue cabotine, frimeuse, extravertie, pompeuse, elle ferait des selfies pour Instagram si elle le pouvait. Même ses vierges et ses christs posent pour le touriste. Le profane et le sacré s’y confondent et mènent ensemble bon commerce. Les marchand du temple y font florès. Séville s’offre à l’admiration comme ces stars de cinéma qui posent en permanence, se sachant observée par les paparazzis, qui soignent leur image, jamais prises en défaut, toujours sous contrôle. La belle n’a de cesse de guigner, de minauder, elle voudrait bien capturer mon regard de photographe. Alors je me garde de la fixer droit dans les yeux pour ne pas me laisser subjuguer. Son évidence ne m’intéresse pas. J’ai, ici plus qu’ailleurs, en tête la mise en garde de Constant Puyo, maître du pictorialisme français, affirmant que là où règne le lieu, il n’est pas de photographie. Or à Séville, Séville règne. Et pourtant. Envers et contre tout, quelque chose y résiste, reste vrai, profond, émouvant, incroyablement stimulant. Echappant aux aspirateurs d’une société marchandisée jusqu’à l’os, le souffle de l’esprit parcourt les rues, la lumière, la nuit. L’homme, en dépit de sa voracité pour le profit, ne parvient pas à dévorer les énergies célestes, qui à Séville émanent de tous les pores de la lumière et des profondeurs du temps où elles se régénèrent. Ici, la question des racines est cruciale.
Photographier Séville, d’accord, mais photographier quoi? Moi qui ne veut absolument rien documenter. Ni les monuments, ni les passants, ni les vitrines, ni les véhicules, ni l’activité de la ville, ni l’époque, ni les modes… Moi qui cherche l’immuable, l’inaction, la pause, la faille, l’interstice. Bien sûr que je connais la réalité des banlieues de la ville, ses polygones, ses cités où l’on se trouve à des années lumières des charmes du barrio Santa Cruz. Bien sûr que je vois ces gens, du côté d’El Arenal, qui vivent dans des palais de carton construits au fond des porches désaffectés. Bien sûr que je vois les vendeurs de cocaïne derrière la Alameda. Bien sûr que je lis les cris de désespoir tagués par les putes dans les rues où les touristes ne vont pas. On rencontre moins d’éclopés, de mendiants, de laissés pour compte qu’il y a vingt ans, dans le centre ville. Ils sont ailleurs. Loin des yeux du voyageur. Il n’y a plus de patios gitans à Triana et les tablaos sont des attrapes-couillons. Le flamenco vit sous le manteau, ailleurs, dans des cercles privés. Je n’ignore pas toute la terrible réalité de cette Andalousie qui est aussi pauvre en coulisses que riche sur le devant de la scène. Or je ne suis pas là pour rendre compte des mutations, des stigmates de la vie contemporaine, de l’air du temps. Ni journaliste, ni reporter, je m’intéresse non à ce qui se passe, à l’événement, mais à ce qui est. L’intemporalité, la lenteur, l’immuable, l’harmonie, la nostalgie, la douceur, l’émotion… c’est là ma palette. Je vis poétiquement, c’est à dire selon l’inspiration, et pour photographier, je vais là où la lumière - et son corolaire l’ombre - m’entraînent, m’inspirent. Ainsi, au gré des pas, je photopoétise.
Que fais-je ici, dans cette ville de vierges éplorées et de mini-jupes, de curés et de foutboleurs, de chapelles et de boutiques, de cathédrales et de centre commerciaux, ces rues pavées où tout ou presque sonne faux, cherchant à mettre la main au porte-monnaie du Chinois, du Français, du Britannique… Que fais-je dans la cité carte-postale, moi le photographe de l’intime, du détail, des ruisseaux, des arbres, des paysages? Eh bien voici : j’aime Séville, je ne sais pas pourquoi exactement, pour tout ce qu’elle a de beau et de laid, pour tout ce qu’elle a réussi, tout ce qu’elle a raté, et je viens y vivre en photographe-poète parce que c’est la meilleure façon de me questionner sur le mystère de cette longue attirance. Je n’y suis pas à l’aise? Soit, je me lance un défi. Je m’avance au-devant de la difficulté, de mes limites, de mes connaissances, mes réflexes, mes penchants, mes habitudes… L’enjeu, c’est de trouver le moyen de changer mon regard, et dans le même temps de garder mon regard.
Séville est solaire, baroque, dorée, clinquante, sonore et même tonitruante. Moi j’aime la brume, la pluie, l’épure, la pénombre, le silence, la solitude, la discrétion… tel Wang Wei qui chemine dans la forêt à l’insu même du bûcheron. Alors? Comment puis-je, ici, dans le triomphe de la clarté, faire l’éloge de l’ombre, telle qu’en parle Junichiro Tanizaki? Puis-je, dans cette ville envahie de touristes, exprimer le sentiment de solitude? Voyager à Séville, tu parles d’une trouvaille! Pourquoi pas Venise? Istanbul? New-York? Puis-je, entre les chants, les criaillements des téléviseurs, les éclats de rire, les coups de klaxon, la psalmodie des vendeurs de billets de loterie, les volées de cloches de la Giralda et de mille églises et couvents, entendre le silence, socle et respiration de toute musique? Je marche, oui, sans relâche, comme pour atteindre une contrée inconnue. En tous sens, jusqu’aux confins de la vielle ville, de Triana à Santa Cruz, de l’Arenal à la Macarena, du Parque de María Luisa au pont de l’Alamillo qu’on surnomme ici « la guitare », de l’Alcazar au cimetière de San Fernando où reposent les grands toreros, Paquirri, Joselito et Rafael Gómez Ortega, Ignacio Sánchez Mejías, Juan Belmonte, et les étoiles du flamenco, la Niña de los Peines et Jesús Serrapí Niño Ricardo, qui inspira Paco de Lucía, démiurge du flamenco…
Au fil des voyages et des jours, je réinvente ma photographie dans un milieu qui lui est étranger, où je suis moi-même étranger et pourtant familier. Photographie de rue, « street photography » sans passants ou presque, sans véhicules, sans animation, des rues silencieuses qui s’avancent entre les maisons tout droit comme des pistes dans la forêt des Landes. « Nature morte », le fameux Bodegón de la peinture espagnole : mon verre sur la table de bistrot, une ration de tapas, une ensaladilla accompagnée de ses petites pains secs, un café, un verre de vin… tout ce qui marque l’instant de repos, de méditation, de régal, de doute, d’ivresse. Et la peau de la ville, les textures, les murs, les parois de cette vie moderne peuplées d’écritures sauvages qui sont les phylactères de la vie cachée pour dire la colère, la révolte, le cri silencieux des mots tagués à la bombe, mais aussi la poésie, l’espoir, l’humour, cet humour andalou pétri d’une grâce tellement singulière qui provoque ici et là, en chemin, un franc éclat de rire.
Il n’est pas dans mes cordes ni mes intentions de vanter les splendeurs de Séville avec force moyens. Je déambule léger, flanqué d’un matériel réduit au minimum. Un boîtier numérique M Leica monochrome, un objectif fixe, unique, 40mm, le plus proche de la vision humaine. Au fil des ans, l’appareil s’est naturellement greffé à mon corps, il a pris racine dans mon regard, il est devenu un organe sensoriel au service d’un septième sens, le sens photopoétique. Mes pieds font office de zoom. Approcher, s’éloigner, se décaler, chercher, flairer, attendre, guetter la possibilité de créer une image essentielle, sincère, sensible. En noir et blanc, pour l’épure et la radicalité.
Manuel Pareja Obregón a chanté, dans l’une de ses sévillanes : « Sevilla tiene una cosa, que sólo tiene Sevilla… » Cette chose spéciale, je veux la faire mienne, la dire à ma façon. Oui Séville inspire, remue. C’est pour cela qu’un nombre invraisemblable d’artistes y voient le jour, y vivent, y créent depuis plus de mille ans. Diego de Velázquez, Bartolomé Estaban Murillo, Curro Romero, Joaquín Turina, Rafael Riqueni…
De la belle, je veux sentir le souffle quand elle dort, son ennui, son silence, ses plus intimes frémissements. Ses cicatrices sur les murs, sa fragilité, ses beautés discrètes. Je veux me sentir en elle et la sentir en moi. Sentir ce qu’elle y devient, et comme elle me transforme. Je veux aller au creux de son cou, de ses reins, saisir une larme au bord de ses paupières, sentir la pulpe de sa chair, la tiédeur de son souffle, le grain de sa peau. A l’instar d’un Paul Strand, initiateur de l’approche photopoétique, qui fit le portrait d’un village italien, Luzzara, je fais le portrait intime d’une ville espagnole, Séville. Avec l’oeil du peintre. L’aisance du danseur. La cadence du musicien. La fantaisie du rêveur. L’émotion d’un poète qui trempe sa plume dans l’encre de la lumière.
Séville. Décembre 2021.
in "Rafael Riqueni, une guitare de cristal", Éditions Contrejour 2022
©Olivier Deck
BRUT DE FLAMENCO
Par
Olivier Deck
Le 01/02/2024
Fin décembre. Il est bientôt minuit. Je marche dans les rues d'un minuscule village perdu dans la montagne, ramassé sur lui-même, rencogné autour de ses patios reliés par des venelles aux murs blancs tachetés de pots de fleurs sans fleurs. Bleus, les pots. Un peu partout, comme les gardiens du temps, des orangers encore chargés de fruits. J'ai passé la soirée à écrire, près d'un feu de cheminée, au fond d'une taverne où l'on m'a régalé de charcuteries et de fromages locaux, accompagnés d'un solide "vin de la terre". De ceux qui font pousser des racines sous les pieds et dans la tête. Je regagne ma chambre par une ruelle étroite où un citronnier malingre joue les vigiles, ou bien les mendiants, quand vient à mes oreilles le son d'une guitare émanant d'un estaminet planqué sous un passage couvert. Pas de doute, il s'agit bien d'une guitare, et non d'une diffusion de musique. Je pousse la porte de bois. J'entre.
L'endroit est assez exigu. A droite, le comptoir, le serveur tout de noir vêtu, tête en forme d'olive, barbe noire de trois jours. Il a le menton posé sur sa main, coude en appui sur le zinc, et ma venue ne semble pas l'enchanter, lui qui pensait rejoindre sa fiancée sous peu, ou quelque chose d'approchant. A gauche, un petit espace salon surélevé d'une marche, où sont posées trois tables de bois et leurs chaises correspondantes, de bois itou. Des azulejos jusqu'à mi-hauteur, et des affiches de toros, des photographies, des reproductions de publicités anciennes de manzanilla. L'article original (ou un faux) du journal annonçant la mort de Manolete, sous verre. Linares n'est pas très loin. Et deux flamencos, qui se sont interrompus à mon irruption.
L'un, à droite, comme un indien, brun, peau cuivrée, visage sec, moustachu, bravant les lois européennes en fumant le cigarillo, assis sur son cajón qu'il cogne avec la délicatesse du joueur de grosse caisse de la fanfare d'un village de Chalosse, au retour de l'apéritif de noël à la mairie. Lui, ce sera "l'Indien" et tout ce qui va dans son tipi. C'est pour rire.
L'autre, rondouillard, joues et menton mal rabotés, la bouche humide aux lèvres retroussées, flanqué de sa guitare sur laquelle trottinent ses mains boudinées assez agiles mais sans nuances et des doigts trébuchant un peu à l'accélération. Mais sympathique et voulant en remontrer. Discrètement chulo. L'air batave ou british, je ne sais pas. Plutôt ex-blondinet. Plus une tête à l'appeler "Charles", prononcer "tcharlz" que Carlos, José ou Manolo. Sauf l'accent, à couper à la navaja. Ce sera donc "Tcharlz". Pour rire.
Sur la table de bois, deux verres de vin. L'Indien veut resservir son collègue, qui refuse. Jouer de la guitare est exigeant. Boxer un cajón moins, enfin, dans la conception artistique de l'intéressé. Sitting Bull - que je pourrais aussi surnommer Raging Bull, par allusion au noble art qu'il transpose à la percussion -, s'en remet une rasade, de quoi abreuver toute la tribu qui, de toutes façons, est absente, donc tout lui revient au gosier.
Les deux bardes m'accueillent plutôt chaleureusement, sans en rajouter. Ils me font signe de m'installer à la table voisine, et reprennent la musique, tandis que le serveur m'apporte un verre de vin. Ça commence mal, j'ai droit à une chanson du répertoire populaire. Quizás, quizás, quizás... passable à la guitare, un massacre au cajón. On se croirait à la fois dans un décor reconstituant un bouge à la fin du XIXe siècle, à Dresde par une nuit où ça tombe du ciel comme s'il pleuvait des bombes, et dans une mauvaise reprise d'Almodóvar. Ils me prennent pour un zozo, confusion pardonnable, il est vrai que de leur point de vue, j'ai plutôt l'air d'un Teuton en goguette que le type indigène. Sans doute, dans leurs têtes, m'ont-ils déjà surnommé Fritz ou Sigmund. Pour rire. C'est de bonne guerre. Lorsqu'ils en terminent, je dodeline simplement du chef, avec un sourire un peu figé. Pas d'effusion. Non mais! L'indien me demande si la fumée de son cigarillo me dérange. Je lui réponds que la fumée et le verre de vin, c'est flamenco. Son esprit de rébellion me plaît. Je n'accepte pas d'être fumeur passif pour n'importe qui, attention... J'ai des principes. Une taverne sans fumée, c'est comme une nuit sans lune. Comme une locomotive sans vapeur. Comme un automne sans brume. Imaginerait-on Clint Eastwood, allias Blondin, sans cigarillo, dans Pour une poignée de dollars? Brassens sans pipe à la lippe? Churchill sans cigare vissé à sa trogne? Humphrey Bogart sans clope à la commissure, donc sans son oeil plissé à cause de la fumée? Sapritch sans porte-cigarette? Brel, Ventura, Gabin sans gitane au bec? Jeanne Moreau sans blonde au bout des doigts? Cochise ou Géronimo sans calumet de la paix? Je laisse au lecteur le choix de répondre. Moi c'est fait. Le regard de l'Indien a changé, qui interroge subrepticement le guitariste, qui s'adresse à moi pour demander ce que je voudrais entendre. Por soleá, je réponds. Il acquiesce et place le capodastre sur la deuxième case, avant de chercher un peu son début. Puis il se lance à la soleá. La "madre del cante", comme on dit. La mère du chant, ce qui n'est pas tout à fait vrai, mais passons. Aussitôt, je replie ma main droite et commence à marquer le rythme à douze temps sur la table, avec les accents bien en place. Me traversent des images de ventas à l'ancienne, façon XIXe, ces auberges flamencas où les aficionados se retrouvaient pour partager et faire vivre le flamenco, loin des scènes et des projecteurs. Je suis dans mon jus.
L'indien écluse son verre en pianotant sur son téléphone. La soleá guitaristique ne l'intéresse pas des masses. Son coeur s'envole comme un faucon, me dis-je en pensant à Peau de la Vieille Hutte se confiant à Jack Crabb, alias Little Big Man... La soleá, elle, suit son cours immémorial, rebondissant ici et là sur quelques écueils, laissant quelques plumes en chemin. Tcharlz joue des phrases traditionnelles que j'ai étudiées jadis. Je salue cette fois le final en murmurant un "ole". L'ex-blondinet, qui a deviné mon intérêt pour la guitare, sans pouvoir soupçonner l'amour considérable que je porte à l'instrument, s'excuse pour le mauvais rendu de sa "sonnante", qui n'est pas sa favorite. L'autre, celle de concert, c'est autre chose... J'essaie d'imaginer, sans grand succès. En effet, la guimbarde clinque plutôt sec, et comme le jeu du guitariste ne s'attache pas particulièrement à arrondir les angles, ni à tirer le meilleur parti sonore de son outil, le résultat est assez étriqué. Il déplace le capodastre sur le manche et dit qu'il va jouer un air ancien, de ceux qui tombent en désuétude. Une farruca. Peu de guitaristes s'y risquent encore, précise-t-il. Je lui réponds, sans appuyer, que Rafael Riqueni en a composé une pour son disque Herencia, et Vicente Amigo également, il y a quelques années déjà, en 2005, si je ne m'abuse. Silia y el tiempo. Je me souviens de mon incroyable émotion, en l'écoutant pour la première fois, sur la route entre Jabugo et Zafra. Avec cette technique tellement fluide, chantée, à la fois puissante et féminine, du guitariste cordouan. Mon intention n'est pas d'en rajouter mais de lui tenir la dragée haute, j'ai envie de voir ce qu'il a dans les tripes, après tout, je ne vais pas me laisser manger tout cru. Non mais. Tcharlz se lance alors dans une pièce plutôt traditionnelle. Raging Bull décidant d'épargner son cajón, sort avec son téléphone et son cigarillo.
Après la farruca, de nouveau saluée de ma part d'un "ole" pieux, le guitariste me demande encore ce que je veux écouter. Je lui suggère un toque du Levante, les airs libres de l'Est andalou. Une minera, par exemple. Il remet le capodastre à la deuxième case et lance une taranta, avec ce fa dièse mineur très ouvert qui vous prend aussitôt au ventre et ouvre en grand l'espace sombre et merveilleux de l'émotion. Dans l'ombre, la taranta se tord un peu les chevilles sur le pavé inégal de l'inspiration, mais continue son chemin cahin-caha, elle en a vu d'autres. Là encore, un souvenir. 1991. Ludo entre dans mon atelier de peintre, une cassette à la main. Il la glisse dans le lecteur et demande : "Qui joue?" J'écoute. Je sens le piège. Je gamberge, un grand, un très grand, fabuleux. Plus fin que Paco de Lucía, moins rond que Manolo Sanlúcar... bon, je capitule. L'ami Ludo, fier de son coup, annonce : Vicente Amigo. Titre du chef d'oeuvre : Callejón de la luna. La taranta des tarantas. Trente-deux ans plus tard, je l'écoute encore vingt fois par an, avec le même étonnement. Hop! revenons à nos flamencos. Avant d'arriver à bon port, Tcharlz donne un coup de barre et enchaîne avec une seguiriya puis, dans une sorte de coq à l'âne, esquisse trois mesures de tango pour glisser vers les tientos, commentaires à l'appui. Il a son côté prof, Tcharlz. Je me dis que je devrais l'inviter à rester sur le tango flamenco, qui donnerait à l'Indien l'envie de revenir prendre place pour soutenir la rythmique festive du sud. Le guitariste, comme s'il avait entendu ma voix intérieure, repart illico au tango. Je suis l'embardée en m'accrochant aux branches, ou plutôt à mon verre de rouge, quand l'Indien rentre dans le bar et se retrousse les manches. Ça va déménager, je le sens bien. J'accompagne le rythme avec des palmas discrètes, alors que De Niro, enfin Raging bull, notre indien, quoi, se cale sur son cajón. Nous voilà embarqués dans la patrouille des éléphants. Le serveur, qui s'était rendormi sur sa main, coude posé sur le comptoir, sursaute. Sa tête glisse, plonge et il manque de donner un coup de front au zinc. Il a sans doute cru à une attaque nucléaire, ou bien la foudre, ou une charge au galop des troupes d'Hannibal, allez savoir... Encore une fois, le guitariste interrompt avant la fin, sans préavis, mais nous n'en sommes plus à une embardée près, et je sens bien qu'il n'est pas facile de rester en place sur la cadence imprévisible d'un Chiricahua éméché, tel un guerrier hors du contrôle de son chef apache, le bien nommé Chihuahua, chef des Chiricahuas, soit précisé en passant. Assourdissant. Tchalrz, magnanime mais fier, estimant sans doute qu'il ne peut s'exprimer correctement dans ce tsunami de décibels, croise les mains sur la hanche de sa guitare de bois très clair, du citronnier peut-être, et avec un art consommé de la diversion, entreprend de me raconter sa vie. Le tohu-bohu retombe. Un calme sépulcral envahit la pièce. Le serveur pose de nouveau le coude sur son comptoir, puis le menton sur sa main, soupire et se laisse glisser vers la reprise des songes après l'entracte.
Figurez-vous que Tchalrz a appris la guitare dans la rue, avec les poulbots flamencos. Mais la rue, qu'il dit, ça suffit pas pour devenir professionnel. Alors il a suivi sa cousine, qui partait à Cordoue étudier le baile dans une académie. Là, il en a profité pour s'éduquer auprès d'un grand professeur (dont le nom a été broyé par son accent de la Subbética) qui a tout réformé dans sa manière de jouer. Tout. Todo, todo, todo, même. Quand il dit "tout", c'est "tout", prof. Et puis, il est revenu au pays, parce que c'est là qu'il veut jouer. Si le musicien n'a pas une technique parfaite, je ne peux que lui reconnaître sa vaste connaissance des styles, qu'il possède par coeur. Je suis toujours fasciné par la mémoire des flamencos, guitaristes ou chanteurs, véritables encyclopédies vivantes de l'art qu'ils pratiquent et chérissent. Même quand on se trouve en présence de modestes exécutants, tels nos deux lascars, des types du campo, il est ahurissant de voir la quantité de chants qu'ils ont en magasin et sont capables de servir au débotté. Surtout le guitariste, je précise. L'Apache a un répertoire plus court, quoique plus lourd, ceci ne compensant pas tout à fait cela. Et puis, pour leur rendre grâce, peut-être que ces deux paysans - au sens noble et premier - sont en réalité plus flamencos que certaines vedettes qui se produisent sur les scènes des festivals et des théâtres, faisant du "cante jondo" un produit haut de gamme encamisolé dans une programmation et formaté pour l'écoute du grand public occidental. Ici, nous sommes dans l'expression sauvage, l'art brut. Ça passe et ça casse. Certes, il y aurait à redire sur le plan artistique mais, au tréfonds du tréfonds, la performance ne vaut pas son claquement de castagnettes. La virtuosité n'est pas de mise. Deux gars font vivre le flamenco, avec les moyens du bord, vaille que vaille. Et j'aime ça, voyez vous. C'est la vie telle que je la voudrais plus souvent. Il me plaît de savoir que ça existe encore en ce bas monde livré aux entourloupeurs de tous poils, aux avant-gardistes qui croient que, et autres néo-révisionnistes. Aux cultureux, je préfère les culs-terreux. J'aime à penser qu'ailleurs, en Andalousie, ailleurs, dans une peña japonaise, chez les Inuits ou les Arapahos du Wyoming, on joue le flamenco, à la va comme je te joue, mais on le joue.
Quand je me lève pour prendre congé, l'indien est contrarié et demande si leur musique me déplaît. Il est cabot, le Peau rouge. Le rassurant à la négative, je me rassois à contre coeur, affirmant que les écouter et partager ce moment est un véritable plaisir, mais je ne veux pas les obliger... L'Indien pactise et remplit mon verre. Il s'enfile un gorgeons et badaboum-badabam, c'est reparti. Re-tango, puis rumba. À vous fracasser les tympans, doubler la mise des acouphènes et vous filer la migraine. Apocalypse now, sans Marlon mais avec les hélicos, le napalm et la mitraille à fond. Cette fois, c'est mon âme qui s'envole un peu, je l'avoue. La rusticité a du bon, mais bon. J'ai des principes, mais aussi des limites. Mon esprit se met à divaguer. Mes yeux cherchent et retrouvent l'article sous verre de la mort de Manolete, au mur. Vrai? Faux? Peu importe. Toujours, mon coeur se serre un peu quand je pense à la mort des toreros dans l'arène. Paquirri, Yiyo, Fandiño. Ces hommes m'ont tant donné, dans la vie, en étant ce qu'ils sont, en vivant comme ils vivent, comme ils meurent, en toute vérité. Je pense à Islero, le toro de Miura qui a pris la vie de Manuel Rodríguez. Et de là, Lupe Sino, la fiancée du maestro que l'on refusa de marier in extremis, parce qu'elle n'avait pas le bon pedigree. Cette Espagne terrible de l'après-guerre, magnifiquement dépeinte par Joaquín Sabina dans la plus belle de ses chansons (dixit lui-même et Joan Manuel Serrat, pardon...) : "De purísima y oro". Manolete ne portait pas un costume bleu céleste et or, à Linares, mais Rose et or. "Palo rosa y oro", pour Sabina, ça sonne moins bien que "Purísima y oro". Chacun son boulot, il a changé la couleur pour le bien de la chanson. Cette Espagne d'une renaissance post-franquiste, de la movida, des pueblos, d'hier, d'aujourd'hui, de demain, de toujours, tragique et burlesque, que j'aime comme une patrie du coeur, depuis mon enfance. Cette Espagne que je parcours sans relâche, qui est mienne, ni celle d'un autre, ni celle des Espagnols. Cette Espagne, et plus que tout cette Andalousie qui s'offre au voyageur, à qui veut l'aimer, pour se recréer avec lui, en lui, par lui, telle qu'en elle-même et différente, singulière, à la fois mère et fille de l'inspiration. Terre de l'ombre et de la lumière primordiale. Terre du souffle premier...
Lorsque je quitte le troquet, les flamencos me donnent rendez-vous au même endroit, dans deux jours. Les roublards... En fait, ils s'étaient retrouvés pour répéter et ils ont profité de ma visite pour faire leur pub. Le vendredi, ils bricolent un peu, c'est payant mais pas cher, viens, on va passer du bon temps... Je les remercie, sans promettre. Je sais que je ne reviendrai pas. Ce serait risquer d'anéantir la grâce de cette rencontre qui doit en rester là. Demain, je reprends la route, avec mon Leica, mes carnets, ma guitare et l'envie d'en découdre avec la lumière. Adelante. En avant.
©Olivier Deck
Vivre poétiquement sa vie
Par
Olivier Deck
Le 26/01/2024
Vivre poétiquement sa vie, tel que nous y invitent Hölderlin (habiter poétiquement le monde), Rilke (l'impérieuse nécessité poétique) ou plus près de nous Edgard Morin, c'est vivre créativement en toute circonstance, en toute situation, concrète ou abstraite, pratique ou intellectuelle. Disons, du mieux que l'on peut. Il convient de rester humble devant pareil enjeu. Là se pose la question de la connaissance et du choix guidés par la connaissance. Connaissance de quoi? Connaissance de soi, avant tout. Connaissance de soi comme particule d'un Tout. De la vie individuelle à la vie de famille, sociale, professionnelle. De la solitude à l'amitié, des activités élevées aux plus prosaïques. Pas un domaine n'échappe au bénéfice de la connaissance. De la nature, des mondes connus et des mondes inconnus. Connaissance de soi, soit, mais à quelle fin? peut-on se demander. A quoi bon cette connaissance? La réponse n'est pas nouvelle, elle est simple. Aller vers la connaissance de soi est le moyen de se donner une chance de vivre plus librement. Là encore, le plus librement possible. De délier en soi les entraves qui empêchent la réalisation de l'être. D'être soi en meilleure connaissance de l'espace, des conditions de sa propre liberté. Vivre au plus près de soi, en tant que soi, et non en tant qu'un autre. Échapper autant que possible aux conditionnements, aux injonctions, aux influences extérieures qui ne poussent pas dans le sens de la juste nature de l'être.
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Pour prendre un exemple personnel, et sans le poser comme une généralité, je crois - disons qu'il me semble le comprendre aujourd'hui -, que dès mon plus jeune âge - avant dix ans - je sentais une énergie particulière qui cherchait à se frayer un passage au fond de moi. Bien entendu, aucune pensée ne venait associer des idées capables d'expliquer, ou d'éclairer un tant soit peu, ce qui ressortissait à l'impression, de l'émotion, de l'intuition, de l'élan naturel. Ce que depuis je nomme "l'intuition de soi". Cette intuition poétique que j'ai cherché à canaliser, à diriger dans le sens de la construction, sans aucune volonté particulière de ma part. Comme l'eau suit la pente. Cette force intime, mystérieuse, insue, m'a poussé vers une vie de créateur pluridisciplinaire, protéïforme - écrivain, photographe, peintre, chanteur... à la fois comme si je me cherchais (ce que pensaient les autres à mon endroit ) et comme si tout s'exprimait à la fois parce que la force était elle-même multiple, et poursuivait un même destin. J'étais ainsi, non conforme à la norme. Dans ma classe, de l'école primaire au lycée, j'ai toujours été le seul à vouloir vivre en artiste. L'artiste, hors de la norme (sauf à céder à d'autres sirènes) s'avère difficilement lisible par autrui, puisque nous vivons dans un société qui estime l'individu au regard d'une grille de lecture. Un artiste, au fond, ce n'est pas rassurant. On le classe souvent parmi les rêveurs, une manière de le caser quelque part, on sait bien qu'un jour ou l'autre il entrera dans les rangs. Or cette intuition provenait d'une énergie plus profonde, Une et primordiale celle-là. L'énergie fondamentale qu'évoque un Spinoza. Le Chi, le Tao, ki, qi, pranâ, libido... nommons-la comme on voudra... Comme le feu, dont elle est une manifestation première, elle peut éclairer, réchauffer, rassurer, faire rêver ou brûler, aveugler, détruire... Qu'on ne se méprenne pas, il ne s'agit pas d'une illustration visant à dire la dualité des choses de ce monde. Le feu est Un. Contre la foudre ou l'incendie, nous ne pouvons rien. Mais éclairer un livre ou mettre le feu à la maison avec une même chandelle, cela relève de notre choix, de notre responsabilité. De notre adresse ou maladresse, aussi... La voie de création de moi-même que j'ai choisie - à moins que je n'y fusse déterminé - est la voie créative elle-même. Il en est d'autres, chacun peut approfondir pour soi le sens d'une éthique personnelle, d'une esthétique, d'un exigence, dans quelque domaine que ce soit.
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C'est donc intuitivement, que je me suis lancé sur la voie poétique. Un chemin pavé de réussites et de défaites, de rire et de larmes, dans l'acquisition constante de la connaissance pratique, autodidacte, enrichie et vivifiée par les rencontres, les lectures, la pensée, l'analyse permanente de l'expérience... j'ai progressivement mis des mots sur ce qui m'animait, des mots pour dire cette approche poétique de l'existence, des mots pour évoquer le souffle qui pousse les voiles du monde, pour le meilleur et pour le pire. La créativité, soit l'énergie de création, l'énergie du "faire", s'exprime en toute chose et s'offre à tous les destins. Depuis le big bang, l'Univers se fait lui-même, sans relâche il advient. Il est le devenir de l'énergie primitive, fondamentale. Energie dont nous sommes une "forme" que les conflits intérieurs entrave ou influence dans le sens du chaos, de la destruction. La destruction de soi, c'est la destruction du monde. Et si nous avons le culot de nous aventurer dans les ombres de l'être, ce n'est que pour tenter d'y voir un peu plus clair, d'apaiser les conflits, d'oeuvrer pour la clarté. L'amour et la haine ne s'opposent pas, ils sont pris dans un cycle d'engendrement mutuel qui demande d'être compris, à tout le moins senti, pour que sa dynamique serve la vie. La psychanalyse m'a permis d'explorer plus profondément la nuit de mon âme. Et de faire venir à ma conscience les mots pour dire les Exprimer un affect, c'est comme faire apparaître une image. Dès lors qu'un élément vient à la conscience, et à la dynamique de l'esprit, il offre un abord, un côte, un accès. Et l'être devient un peu plus capable non seulement d'apaiser les conflits qui le déchirent, mais aussi d'employer à des fins plus heureuse la force dont il dispose. Celle de la Nature. Et tout cela passe par les mots. La parole...
Pour en savoir plus sur mon approche psychanalytique, rendez-vous sur www.psyka.net