CAFÉ BAR MARILYN

Olivier Deck Par Le 21/06/2025 0

Dans UN VOYAGE ANDALOU (en cours)

Province de Jaén.

Le village est perché sur une butte. Une île au milieu de l'océan d'oliviers, coiffée d'un névé de maisons que l'on aperçoit de très loin. 

La première fois que je suis venu ici remonte à plusieurs années déjà. Alors que je roulais en direction de la Sierra de Cazorla, je m'étais laissé guider par ce simple coup d'œil lointain. 

Depuis, j'y suis revenu à diverses reprises, et je m'en vais vous raconter pourquoi. Ni pour un musée, ni pour une attraction, ni pour une amante. Non. Pour un bistrot. 

Je suis un homme des tavernes. 

En Espagne plus qu'ailleurs. 

Attention, avant d'aller plus loin. Nous ne parlons pas de n'importe quel débit de boissons, j'ai mes critères.

Foin de ces établissements aseptisés comme l'époque en sème partout, avec leur aménagement refait à neuf tous les trois jours, impeccable, froid, clinique sans être hospitalier. Souvent des tables hautes flanquées de chaises impossibles, comme des chaises à bébés pour adultes. Un mobilier anti-immobilité qui ne vous encouragent pas à rester là des plombes, quand l'inconfort participe d'une stratégie commerciale rampante. Non, pitié! Pas de faux bois, faux marbre, rien de lisse, d'impeccable, pas de serveuse à la saison qui sert le tinto de verano comme elle ferait le plein de gasoil, non, non, pitié, rien de stérilisant, rien d'efficace. 

Horreur, la concept-boutique d'inspiration yankee, avec ses spécialités pseudo-culinaires burger-ci, burger-ça, où l'entassement de tout et rien entre deux tranches de pain mou industriel fait office de savoir-faire gastronomique, avec parfois - quel culot ! - l'ajout du qualificatif "artisanal". Une insulte. Non, un artisan ce n'est pas un étudiant à temps partiel qui cuit des steaks hachés, tartine du pain de mie, entasse des frites décongelées en cornet et presse sur des flacons en plastique de ketchup ou de mayonnaise. 

Les estaminets, auberges et troquets dont je m'en vais vous entretenir ici n'ont rien de conforme, de propret ou d'aseptisé. Certes, ils possèdent des traits communs, auxquels on les reconnaît de l'extérieur. Comme s'ils appartenaient à la même fratrie. 

Ils échappent au lissage, ils se foutent des modes, ils désobéissent aux lois et aux contraintes. Ils sont récalcitrants, libres, improvisés, parfois malcommodes, mal éclairés, introuvables, foutus à la va-comme-je-te-pousse, accueillants comme une cuisine familiale, joyeux, drôles, bordéliques, amicaux ou revêches. 

Vous y venez pour la première fois? Aussitôt vous êtes chez vous. 

Ou tout l'inverse. À votre survenue, le silence tombe comme un contrôle fiscal, on vous regarde sous le chapeau, les mains s'approchent des colts, on entend goutter le robinet dans l'évier et chuinter le percolateur comme une locomotive arrêtée en gare de Tucumcari un jour de grand soleil.

Vous l'aurez compris, je vous parle des bistrots traditionnels, dont on ignore plus ou moins la tradition à laquelle ils se rattachent. Des bistrots qui sentent la liberté, l'histoire, la mémoire, la constance. En un mot : l'amour. 

Taberna, bodegón, café à la ville, venta à la campagne. 

Là où la lumière se cogne au décor baroque. Là où la télé débite des insanités, du foutbol, des potins, des jeux, des scandales politiques... le son à fond, s'il vous plaît, pour couvrir les vociférations des deux où trois clients qui  font plus de bruit qu'une foule de braillards. 

Là où les mouches franchissent le rideau anti-mouches de l'entrée et échappent aux lampes tue-mouches comme des commandos des forces spéciales drosophiles. 

Là où les jambons pendent à l'angle du plafond comme d'étranges chauves-souris. 

Là où les machines à sous tintamarrent leurs hymnes triomphaux, hèlent le parieur, jouent des ritournelles quincaillières.

Là où le capitaine tient le bar depuis Mathusalem, le paléolithique, le Big Bang ou avant... 

Là où j'aime entrer, rester, observer, écouter ou songer, dessiner, écrire...

Vous comprendrez que l'unique raison qui me pousse à revenir ici, dans ce village perché, est son bistrot, qui est entré au Panthéon de mes querencias, repaire devenu repère, et vice-versa.

On accède à la place centrale du village par un court tunnel qui vous donne l'impression d'être un toro sortant de l'ombre des torils pour débouler sur la piste ensoleillée de l'arène, sous le regard des spectateurs. En l'occurrence, celui d'une dizaine d'hommes installés sur des bancs, par groupes de deux ou trois. 

Les conversations s'interrompent. On vous regarde, on juge de votre accoutrement, de votre démarche, on suppute en silence quant à vos origines et surtout, quant aux raisons de votre venue ici. 

Dans ce genre de situation, assez intimidante, j'ai l'habitude de sourire et de faire des petits signes, comme on montre patte blanche. Hola, buenos días señores. Dans les villages, on dirait que seuls les hommes sont à la retraite. En ville, vous trouvez des mamans poussant poussette, des grands-mères en goguette, des bandes de copines tatouées, des couples, des femmes d'affaires pressées, des amoureuses tête penchée sur l'épaule de leur téléphone, des maitresses de maison balayant leur pas de porte... ici, des hommes. Oisifs.

Passé le test de reconnaissance faciale, je prends à droite, longeant trois maisons encastrées au pied de la falaise, surmontées d'autres qui semblent faire de la varappe. 

Quand on est au coeur du village, on s'aperçoit qu'il n'est pas posé sur la roche, il la grimpe, il l'escalade, il s'y accroche, il l'épouse. On dirait un lichen cubiste.

Là, des souvenirs reviennent. La matière mémorielle augmente à chacune de mes visites.

En haut du village, il y a un belvédère d'où l'on aperçoit l'immense paysage jusqu'à la Sierra de Cazorla y Segura, où naît le Guadalquivir. 

La première fois que je suis monté, j'y ai rencontré un homme, qui affichait une soixante-dizaine d'années bien tassée,  en train de se faire les ongles au coupe-ongle. 

Il me salue, je le salue. 

Il engage la conversation et me dit, au cas où je ne l'aurais pas remarqué, combien le paysage est splendide, avec un geste qui m'invite à admirer, comme s'il m'offrait la vue. Comme je ne boude pas mon émerveillement, son orgueil d'autochtone s'en trouve flatté. Mon compliment n'est pas feint, je pense ce que je lui dis. N'importe qui le penserait, sauf peut-être un citadin angoissé devant le vertige de la nature. 

Là, derrière lui, c'est sa maison natale. Il a passé toute sa vie au sommet de l'éperon rocheux, face au paysage couvert d'oliveraies jusqu'à l'infini. Un jour, il a vendu son potager perché à la mairie, et c'est devenu le belvédère. Pas peu fier, le type. 

Un autre souvenir est associé à cette terrasse céleste Un jour, j'y ai rencontré un jeune homme, la vingtaine, portant le gilet fluorescent des employés municipaux, maniant avec nonchalance le balai et la pelle pour ramasser le moindre mégot, le moindre bout de papier qui traînait ici et là. Intrigué par ma présence, trop timide pour engager la conversation, il me regardait par en dessous, tout en balayant. Je l'ai salué, alors il a interrompu son boulot pour s'appuyer sur le manche. La sueur perlait à son front. D'une voix timide, il m'a demandé d'où je venais. Je lui ai répondu, alors il a continué dans un français hésitant. Il l'avait étudié au collège local. Il s'efforçait de prononcer chaque syllabe. Il m'a expliqué, avec la même fierté que le vieil homme au couple-ongles, qu'il n'avait jamais pensé à partir travailler ailleurs. Il avait préféré rester ici pour prendre soin de son village. Ce furent ses mots. Cet aveu l'a un peu gêné, alors, pour cacher son émotion il a repris le boulot, marmonnant un "au-revoir". Je l'ai observé un moment, qui balayait le belvédère.

Je me souviens aussi de cette vieille dame, croisée dans une ruelle trop étroite pour s'y croiser. Elle poussait un chariot, une sorte de caddie bricolé, ustensile très utile pour transporter les provisions par ces venelles pentues. Voyant ma tête d'étranger et mon Leica suspendu à l'épaule, elle m'a demandé ce que je pouvais bien photographier ici. Elle avait l'air jovial, le ton familier. Je lui ai répondu : les rues, les chats, les hirondelles, et elle-même, si ça l'amusait. Elle a ri et a refusé, arguant qu'elle se trouvait affreuse en photo, tout en remettant une mèche, tirant sur sa blouse de ménagère à petites fleurs et prenant la pause, éclairée d'un sourire espiègle. 

Pendant que je cadrais, je la rassurais en continuant à lui parler, lui demandant si elle était née ici. Elle m'a répondu : "Oui, et je vais y rester." Avant d'ajouter une remarque que je n'oublierai pas : " Quand on naît ici, on meurt dans sa maison."

Venons-en au but ultime de mes visites ici. Le bistrot du village, caché dans un rencognement de la place, au pied de la falaise. 

La porte d'entrée, protégée par un rideau à mouches en lanières de plastique vert, est taillée dans la roche. Troquet troglodyte. 

À l'intérieur, l'établissement ne compte qu'une pièce, coudée, assez exiguë. Pour donner une échelle, on y garerait à peine deux petites voitures en angle droit. 

À droite, une table et une chaise contre la paroi où ne manque que des dessins de mammouths, de bisons et de bouquetins. Ici, la roche est peinte en blanc. 

Au fond de la salle s'entassent chaises et tables, quand la terrasse n'est pas installée. Dans un coin, une machine à sous. À gauche, le comptoir. Derrière, bouteilles, verres, percolateur, et tout le toutim. Au-dessus, un téléviseur qui raconte à qui ne veut l'entendre scandales politiques - il y en a toujours de retentissants en Espagne -, guerres qui semblent se dérouler sur une autre planète, meurtre, disparition inexpliquée, immeuble qui a sauté à cause d'une fuite de gaz, pèlerinage du Rocío qui cause un grand embouteillage entre La Puebla del Río et Isla Mayor, etc. 

À côté du téléviseur, l'enseigne de la maison : "Café Bar Marylin."

Quand j'entre dans la grotte, la fraîcheur m'accueille. En un pas, vous passez de 45 degrés à 20. De quoi embuer les lunettes. 

Le patron, derrière son comptoir, essuie un verre. Il me scanne en grognant quelque chose qui doit être une salutation. Je lui demande un "café cortao". Il se retourne vers le percolateur et officie. L'homme est sympathique, bien que son air maussade ne le laisse pas déceler d'emblée. Brun, maigre, rude, taillé au couteau, consciencieux.

Près de moi, un très vieux client, chauve, visage de tortue tachetée, arborant de grandes lunettes de soleil. Dans une grotte, on porte plutôt un casque et une lampe frontale, lui, il doit souffrir des yeux. Ou bien il n'a pas besoin d'y voir clair. Devant lui, une tasse et un petit verre, vides. 

Tandis que le mastroquet pose le café devant moi, le vieil homme, après un profond soupir, dit pour lui-même et pour qui veut entendre : "Ay Diós mío..." Il laisse un temps, avant de conclure : "Así es." Soupir conclusif. Ah mon Dieu, c'est comme ça." Puis il pointe de l'index la tasse et le verre. Le patron ressert un café et de l'eau-de-vie. L'homme-tortue me demande en riant si j'en veux. Je décline, je n'ai pas envie de brûler vif de l'intérieur. Il prend sa tasse et sa ration de tord-boyaux et, à petits pas précautionneux, va s'installer sur la chaise de l'unique table, près de la porte. 

Il s'adosse à la roche et lance de nouveau son antienne, qui sonne comme un constat existentiel, avec la constance et la régularité des cloches d'une église : "Ay Diós mío..." Un temps. "Así es." Puis il allume une cigarette, faisant fi de toutes les directives et lois nationales, européennes et autres, qui n'ont pas cours dans les grottes.

Tandis que le patron reprend sa rêverie en essuyant un autre verre, et que la tortue fume en grognant son jingle toutes les deux minutes environ, je détaille l'enseigne, près de la télé. 

Sur un carton blanc, le nom de la maison est tracé à la main, en lettres capitales noires. "Café Bar Marilyn". De quoi me donner à réfléchir. On imagine mal que Marilyn, dont la presse raconte qu'elle aurait pris un verre en compagnie de Truman Capote au Ritz de Madrid, soit passée par ici pour siffler un daiquiri. Quoique Rita Hayworth, héroïne de Gilda que la Très Sainte Église Catholique considéra comme indécent, a fréquenté les cuevas du Sacromonte, pour y retrouver un amant, danseur de flamenco, murmure sous cape la chronique sauvage et cancanière. Plus officiellement, Grace Kelly a visité l'Alhambra au bras du prince Rénier, certes. De tout temps les stars ont apprécié le pays. Quant à imaginer Marilyn ici... 

Bon, sans résister davantage à l'hypothèse, j'imagine l'héroïne de « Les hommes préfèrent les blondes » au comptoir du café bar qui portera son nom. Après tout, le patron est un homme, il a le droit de préférer les blondes, lui le brun charbonneux. 

Avouez que le seul titre "Café Bar Marilyn" pour un estaminet troglodyte dans un coin perdu d'Andalousie, ça a tout de même de la gueule et ça vaut le détour. 

Juin 2025

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