Sevilla

Dans ACTUS

SÉVILLE, APARTÉ

Par Le 21/03/2024

SÉVILLE, APARTÉ

portrait d’une cité-muse

à Rafael Riqueni

Mon voyage à Séville a commencé au début des années quatre-vingts pour ne jamais s’arrêter. Ce que je viens chercher ici? Je l’ignore. Quelque chose de moi qui m’échappe. Quelque chose que je ne sais pas nommer. Lorsqu’au matin, rue Alfonso XII, je prends un pantomate con jamón, accompagné d’un jus d’orange naturel et d’un café cortao, je me sens à ma place. Lorsque le soir venu, après une journée d’errance photographique dans les rues - dix, quinze, vingt kilomètres - je m’accoude à un comptoir pour boire une cervecita ou un verre de tinto crianza, avec des olives vertes et pourquoi pas quelques beignets de calamars, un salmorejo avec ses copeaux de jambon ibérico et d’oeuf dur, je me sens à ma place. Pas sévillan pour autant. Ni andalou, ni espagnol. Je sais que je suis juste à moi-même, dans mon souci constant de ne rien usurper. Je sais d’où je viens, d’où je suis, que je repartirai vers ce coin de la France mitoyen de l’Espagne, ce sud-ouest dont l’âme est un peu espagnole. Où je suis né, où je vis, où je rapporterai les émotions du périple pour en faire quelque chose. Quelque chose d’autre. 

L’Andalousie est une source d’énergie créative hors du commun. Elle enfante des artistes de haut vol, dans tous les domaines. Elle attire les créateurs du monde entier. Les plus grands comme les plus modestes. J’ai mis le cap sur ce pays avant même de savoir que de tout temps il a attiré, fasciné les créateurs, les écrivains, les peintres, les musiciens, les danseurs, les penseurs… la liste est interminable. Pour l’artiste, l’Andalousie est une source, un mystère, un feu, un appel. 

Ici, à Séville, je vais en arpenteur de la lumière, livré à la distance, aux heures, aux rues, aux parcs, aux humeurs, aux intuitions, aux envies. La divagation concerne le corps comme l’esprit qu’elle débarrasse des contraintes du réel pour laisser libre cours à la rêverie, elle-même activité primordiale du poète… Celui-ci ne parvient pas au poème en lisant une carte ou en suivant un gps. Il s’y laisse conduire par le songe, le désir. Aussi vais-je ad libitum, dans la cadence de mon choix, selon une fantaisie qui se réinvente à chaque pas, une curiosité sans autre objet qu’elle-même. 

Ici et là, je fais halte à l’abri opportun d’un bistrot, d’une auberge, d’un estaminet, dans cette Espagne qui reste - pour combien de temps? - le pays des vraies tavernes. J’aime me retrouver accoudé au comptoir ou attablé, parmi les autochtones qui entrent et sortent, hélant des serveurs tels qu’il n’en a jamais existé qu’en Espagne. De ceux sans qui le matin ne serait plus tout à fait le matin, et le soir plus tout à fait le soir, et la vie plus tout à fait la vie, plus aussi rondement. De ceux que l’on aime retrouver comme de vieilles connaissances, qui font de la taverne un théâtre du quotidien où l’on prend soin de l’autre. Où l’on rit, où l’on se régale, où l’on s’engueule, où l’on s’aime, où l’on vient enfouir sa peine, où l’on s’ennuie avec plaisir, où l’amitié se pratique, où la solitude trouve un écrin.

L’Andalousie est mon éternel périple. Séville, mon plus vieux rêve de cité merveilleuse. Je me souviens de ces jeunes années, quand je m’asseyais sur les bancs public ou à même les pavés pour peindre à l’aquarelle, les rues, les façades, les parcs… avec la main et l’esprit incertains du novice qui interrogeait son propre sentiment, celui-là même qui m’habite encore aujourd’hui lorsque je suis ici. Quarante années plus tard, c’est avec un appareil photo que je flâne dans Séville. La photographie est en moi une mutation de la peinture. Et au-delà, où s’appuyant sur cela, elle est devenue une écriture poétique en soi. Puisant au visible, elle exprime le reflet d’un état d’être, dans un certain lieu, à un certain moment. Captant l’ombre et la lumière à l’extérieur, elle offre en retour un miroitement de la vie intérieure. Forme poétique pleine qui atteint le coeur par la voie du regard. Elle puise au réel, au visible, pour à son tour donner à voir, mais d’une autre façon. 

La photographie que j’évoque ici, considérée comme expression de la Poésie - l’emploi de la majuscule veut nommer le poétique en amont de toute forme d’expression -, ne consiste cependant pas à imposer une vision. Elle exprime le souffle de la liberté, celle de penser, de douter, de s’interroger, de rêver, d’être soi. Elle communique, au moyen de l’image une énergie dont le plus beau destin serait de provoquer, susciter chez l’Autre - celle, celui qui regarde - une émotion personnelle qui diffère de l’originelle, la mienne. Sans doute est-ce là ce qui mesure la valeur d’une photographie, sa capacité à émouvoir diversement, à donner le sens le plus noble au divertissement. Si l’appartenance de la photographie à la famille des Arts a été mise en doute ou contestée au fil de son histoire et encore aujourd’hui - bien que représentée à l’Académie des Beaux-Arts -, il ne fait aucun doute pour moi qu’elle est l’une de ces hautes voies que l’être humain emprunte pour alléger le fardeau de l’existence et sa terrible condition dernière. Elle est soeur de la musique, de la danse, de la peinture, autant de disciplines qui se passent de mots. Or elle est aussi, en tant qu’écriture, jumelle de l’art poétique littéraire lui-même qui, s’il s’écrit avec les mots, par le jeu qu’il en fait affranchit son lecteur de la contrainte du sens, à tout le moins le déroute et l’invite à se questionner sur ce dernier ou à le réinventer pour son propre compte. Aussi, qu’on me laisse considérer celui qui regarde une photographie comme un lecteur, puisque la photographie est une écriture. Une écriture qui, par surcroît et comme toute approche se réclamant du poétique, creuse, étend, bat en brèche et réinvente toujours l’idée de la Beauté, celle-ci non considérée comme une fin, ni même une valeur arrêtée, précise, définissable, mais une direction, une tendance, un cap. Celui de la justesse et, dans le meilleur des cas, de l’émerveillement.

Si je ne suis pas sévillan, je ne suis pas même citadin. La ville n’est pas mon écosystème. J’y suis mal à l’aise, la foule des humains est un troupeau que craint l’animal solitaire. Alors je passe à l’écart. Je ne suis pas de ceux qui, en goguette, rencontrent, sympathisent, reviennent de croisière avec un carnet d’adresses bien rempli. Mon voyage est une intense pratique de la solitude. En ville j’ai peu de repères, de refuges, or j’ai besoin de tanières, de grottes, de cabanes… Entre deux randonnées photopoétiques, c’est dans les bistrots et dans ma chambre d’hôtel que je trouve l’abri pour passer du temps à écrire, à dessiner, à jouer de la guitare, à repenser l’avant et à rêver l’après. A me reposer des longue randonnées. Dès avant l’aube je suis dehors. Et tout au long du jour. Parfois la nuit. L’errance est essentielle à ma photographie. Le déplacement. La recherche inlassable de points de vue. En outre la marche s’avère elle-même un repère, un refuge, elle me relie à ma propre nature, à mes origines, à mon enfance. Celle du gosses des chemins creux que je suis et reste, partout à chaque instant. 

Alors, me direz-vous, si je suis un campagnard, pourquoi diable avoir décidé de photographier la ville ? Une ville, et pas n’importe laquelle : Séville! Prise pour motif depuis les origines de la photographie, à commencer par le pionnier Français Louis-Léon Masson dès le milieu du XIXè siècle, et aujourd’hui mitraillée sous toutes les coutures et à chaque milli-seconde par des kyrielles de téléphones portables. A force d’être admirée, la belle est devenue cabotine, frimeuse, extravertie, pompeuse, elle ferait des selfies pour Instagram si elle le pouvait. Même ses vierges et ses christs posent pour le touriste. Le profane et le sacré s’y confondent et mènent ensemble bon commerce. Les marchand du temple y font florès. Séville s’offre à l’admiration comme ces stars de cinéma qui posent en permanence, se sachant observée par les paparazzis, qui soignent leur image, jamais prises en défaut, toujours sous contrôle. La belle n’a de cesse de guigner, de minauder, elle voudrait bien capturer mon regard de photographe. Alors je me garde de la fixer droit dans les yeux pour ne pas me laisser subjuguer. Son évidence ne m’intéresse pas. J’ai, ici plus qu’ailleurs, en tête la mise en garde de Constant Puyo, maître du pictorialisme français, affirmant que là où règne le lieu, il n’est pas de photographie. Or à Séville, Séville règne. Et pourtant. Envers et contre tout, quelque chose y résiste, reste vrai, profond, émouvant, incroyablement stimulant. Echappant aux aspirateurs d’une société marchandisée jusqu’à l’os, le souffle de l’esprit parcourt les rues, la lumière, la nuit. L’homme, en dépit de sa voracité pour le profit, ne parvient pas à dévorer les énergies célestes, qui à Séville émanent de tous les pores de la lumière et des profondeurs du temps où elles se régénèrent. Ici, la question des racines est cruciale.

Photographier Séville, d’accord, mais photographier quoi? Moi qui ne veut absolument rien documenter. Ni les monuments, ni les passants, ni les vitrines, ni les véhicules, ni l’activité de la ville, ni l’époque, ni les modes… Moi qui cherche l’immuable, l’inaction, la pause, la faille, l’interstice. Bien sûr que je connais la réalité des banlieues de la ville, ses polygones, ses cités où l’on se trouve à des années lumières des charmes du barrio Santa Cruz. Bien sûr que je vois ces gens, du côté d’El Arenal, qui vivent dans des palais de carton construits au fond des porches désaffectés. Bien sûr que je vois les vendeurs de cocaïne derrière la Alameda. Bien sûr que je lis les cris de désespoir tagués par les putes dans les rues où les touristes ne vont pas. On rencontre moins d’éclopés, de mendiants, de laissés pour compte qu’il y a vingt ans, dans le centre ville. Ils sont ailleurs. Loin des yeux du voyageur. Il n’y a plus de patios gitans à Triana et les tablaos sont des attrapes-couillons. Le flamenco vit sous le manteau, ailleurs, dans des cercles privés. Je n’ignore pas toute la terrible réalité de cette Andalousie qui est aussi pauvre en coulisses que riche sur le devant de la scène. Or je ne suis pas là pour rendre compte des mutations, des stigmates de la vie contemporaine, de l’air du temps. Ni journaliste, ni reporter, je m’intéresse non à ce qui se passe, à l’événement, mais à ce qui est. L’intemporalité, la lenteur, l’immuable, l’harmonie, la nostalgie, la douceur, l’émotion… c’est là ma palette. Je vis poétiquement, c’est à dire selon l’inspiration, et pour photographier, je vais là où la lumière - et son corolaire l’ombre - m’entraînent, m’inspirent. Ainsi, au gré des pas, je photopoétise.

 Que fais-je ici, dans cette ville de vierges éplorées et de mini-jupes, de curés et de foutboleurs, de chapelles et de boutiques, de cathédrales et de centre commerciaux, ces rues pavées où tout ou presque sonne faux, cherchant à mettre la main au porte-monnaie du Chinois, du Français, du Britannique… Que fais-je dans la cité carte-postale, moi le photographe de l’intime, du détail, des ruisseaux, des arbres, des paysages? Eh bien voici : j’aime Séville, je ne sais pas pourquoi exactement, pour tout ce qu’elle a de beau et de laid, pour tout ce qu’elle a réussi, tout ce qu’elle a raté, et je viens y vivre en photographe-poète parce que c’est la meilleure façon de me questionner sur le mystère de cette longue attirance. Je n’y suis pas à l’aise? Soit, je me lance un défi. Je m’avance au-devant de la difficulté, de mes limites, de mes connaissances, mes réflexes, mes penchants, mes habitudes… L’enjeu, c’est de trouver le moyen de changer mon regard, et dans le même temps de garder mon regard. 

Séville est solaire, baroque, dorée, clinquante, sonore et même tonitruante. Moi j’aime la brume, la pluie, l’épure,  la pénombre, le silence, la solitude, la discrétion… tel Wang Wei qui chemine dans la forêt à l’insu même du bûcheron. Alors? Comment puis-je, ici, dans le triomphe de la clarté, faire l’éloge de l’ombre, telle qu’en parle Junichiro Tanizaki? Puis-je, dans cette ville envahie de touristes, exprimer le sentiment de solitude? Voyager à Séville, tu parles d’une trouvaille! Pourquoi pas Venise? Istanbul? New-York? Puis-je, entre les chants, les criaillements des téléviseurs, les éclats de rire, les coups de klaxon, la psalmodie des vendeurs de billets de loterie, les volées de cloches de la Giralda et de mille églises et couvents, entendre le silence, socle et respiration de toute musique? Je marche, oui, sans relâche, comme pour atteindre une contrée inconnue. En tous sens, jusqu’aux confins de la vielle ville, de Triana à Santa Cruz, de l’Arenal à la Macarena, du Parque de María Luisa au pont de l’Alamillo qu’on surnomme ici « la guitare », de l’Alcazar au cimetière de San Fernando où reposent les grands toreros, Paquirri, Joselito et Rafael Gómez Ortega, Ignacio Sánchez Mejías,  Juan Belmonte, et les étoiles du flamenco, la Niña de los Peines et Jesús Serrapí Niño Ricardo, qui inspira Paco de Lucía, démiurge du flamenco… 

Au fil des voyages et des jours, je réinvente ma photographie dans un milieu qui lui est étranger, où je suis moi-même étranger et pourtant familier. Photographie de rue, « street photography » sans passants ou presque, sans véhicules, sans animation, des rues silencieuses qui s’avancent entre les maisons tout droit comme des pistes dans la forêt des Landes. « Nature morte », le fameux Bodegón de la peinture espagnole :  mon verre sur la table de bistrot, une ration de tapas, une ensaladilla accompagnée de ses petites pains secs, un café, un verre de vin… tout ce qui marque l’instant de repos, de méditation, de régal, de doute, d’ivresse. Et la peau de la ville, les textures, les murs, les parois de cette vie moderne peuplées d’écritures sauvages qui sont les phylactères de la vie cachée pour dire la colère, la révolte, le cri silencieux des mots tagués à la bombe, mais aussi la poésie, l’espoir, l’humour, cet humour andalou pétri d’une grâce tellement singulière qui provoque ici et là, en chemin, un franc éclat de rire.

Il n’est pas dans mes cordes ni mes intentions de vanter les splendeurs de Séville avec force moyens. Je déambule léger, flanqué d’un matériel réduit au minimum. Un boîtier numérique M Leica monochrome, un objectif fixe, unique, 40mm, le plus proche de la vision humaine. Au fil des ans, l’appareil s’est naturellement greffé à mon corps, il a pris racine dans mon regard, il est devenu un organe sensoriel au service d’un septième sens, le sens photopoétique. Mes pieds font office de zoom. Approcher, s’éloigner, se décaler, chercher, flairer, attendre, guetter la possibilité de créer une image essentielle, sincère, sensible. En noir et blanc, pour l’épure et la radicalité.

Manuel Pareja Obregón a chanté, dans l’une de ses sévillanes : « Sevilla tiene una cosa, que sólo tiene Sevilla… » Cette chose spéciale, je veux la faire mienne, la dire à ma façon. Oui Séville inspire, remue. C’est pour cela qu’un nombre invraisemblable d’artistes y voient le jour, y vivent, y créent depuis plus de mille ans. Diego de Velázquez, Bartolomé Estaban Murillo, Curro Romero, Joaquín Turina, Rafael Riqueni…

De la belle, je veux sentir le souffle quand elle dort, son ennui, son silence, ses plus intimes frémissements. Ses cicatrices sur les murs, sa fragilité, ses beautés discrètes. Je veux me sentir en elle et la sentir en moi. Sentir ce qu’elle y devient, et comme elle me transforme. Je veux aller au creux de son cou, de ses reins, saisir une larme au bord de ses paupières, sentir la pulpe de sa chair, la tiédeur de son souffle, le grain de sa peau. A l’instar d’un Paul Strand, initiateur de l’approche photopoétique, qui fit le portrait d’un village italien, Luzzara, je fais le portrait intime d’une ville espagnole, Séville. Avec l’oeil du peintre. L’aisance du danseur. La cadence du musicien. La fantaisie du rêveur. L’émotion d’un poète qui trempe sa plume dans l’encre de la lumière.

Séville. Décembre 2021.

in "Rafael Riqueni, une guitare de cristal", Éditions Contrejour 2022

©Olivier Deck

SÉVILLE. LE CENTRE ET LA PÉRIPHÉRIE

Par Le 20/01/2024

Sevilla

(extrait de carnet de voyage)

2 janvier 2024. Je roule depuis El Bosque, où j'ai passé la première nuit de l'année. Direction Séville, mais à ma façon. En faisant mille détours par Olvera, Moron, Marchena, Carmona. Le chemin poétique suit l'inspiration, rien d'autre. De temps en temps, je m'arrête pour photographier les grandes étendues céréalières qui pèlent le paysage jusqu'à l'os. Il est seize heures quand au loin, dans la brume laiteuse, j'aperçois la silhouette de la tour de l'exposition universelle. Séville. Le voyage a commencé ici, il y a quatre ans. J'ai parcouru la ville de jour et de nuit, sans savoir alors que les images composerait l'album "Séville, aparté", qui paraîtra plus tard dans le livre sur Rafael Riqueni. Sans savoir que j'allais rencontrer et côtoyer pendant un an le maestro de la guitare flamenca, et bien plus que flamenca. Sans savoir que je préparerais ensuite ce nouveau livre pour lequel j'ai parcouru les huit provinces. Tout cela m'a été offert par le souffle andalou. Le duende. On peut ne pas croire en dieu, mais on ne peut pas ne pas croire au duende. 

Je reviens à Séville pour un dernier salut. Un dernier qui ne sera pas le dernier. Comme on dit ici, quand on propose de prendre la dernière tournée qui ne sera jamais la dernière : la penúltima. L'avant-dernière. La dernière, c'est quant on va mourir. Et encore, qui sait? Sitôt le sac et la guitare déposés dans la chambre que je loue dans le quartier du Musée de Beaux-Arts, je plonge dans les rues, comme dans les eaux familières d'une vieille rivière. Et je me laisse aller jusqu'à la nuit, dans le centre où remue une foule aux mille langues. Je n'aime plus beaucoup Séville en plein jour. Trop chinoise, trop japonaise, trop anglaise, trop allemande, trop hollandaise, trop française, trop pas andalouse. Le siècle des barbiers flamencos est si loin. Il me semble en avoir connu les caudalies, lors de mes tous premiers voyages. Peut-être que j'ai rêvé, et que le rêve a pris place en moi comme une réalité passée. Désirée. Séville en plein jour est devenue une boutique. Un étal de farces et attrapes. Un grand claque peuplé de voyageurs. Tout cela, au centre ville, parce que les quartiers en difficultés, ceux de la périphérie, ne sont pas fréquentés par les touristes. 

Sur 16 quartiers difficiles en Andalousie, 6 sont autour de Séville. Mais ils se trouvent à des années lumières du centre. La calle Rosario où Silverio Franconetti ouvrit son café chantant après s'être séparé de son associé, Manuel Ojeda, avec qui il avait créé le "Burrero", rue Tarifa. A Séville, le nom des rues me raconte ad libitum l'histoire de la ville. On dit qu'elle a perdu son âme dans la course au profit, étouffée par la pollution touristique, conséquence de sa propre vanité. Et pourtant, sous le masque de la caricature d'elle-même qui attire les visiteurs du monde entier, comme un piège lumineux attire les mouches et les moustiques, sous les oripeaux de l'espagnolade, Séville est toujours Séville, même si on ne la voit plus en tant qu'elle-même, même s'il faut la deviner, écouter son murmure au creux des heures, au coin de la lumière, au souffle de la nuit. J'entends encore la psalmodie de son génie dans les effluves affaiblies du jasmin que décembre n'aura pas réussi à faner. Le tintement d'une cloche d'église...

Séville sort de derrière le rideau quand le soleil flanche. De nouveau son accent résonne dans les rues. Elle est un bouillon qui bouillonne, un cocido qui glougloute à feu doux, un tumulte, un flot de parfums, d'illusions, de déceptions, d'inspiration... Depuis quelques temps, je me dis qu'après avoir renoncé au voyage à l'étranger, il faudrait peut-être renoncer à mes noces Andalouses, que je croyais éternelles, à la vie à la mort, pour ne pas participer au massacre. Pourrais-je vivre sans divaguer en Espagne? Sans arpenter les rues des villes et des villages en chercheur d'ombre et de lumière? Pourrais-je faire le deuil de Séville? Je ne crois pas en être capable. L'Espagne n'est pas l'étranger pour moi, mais la patrie du coeur, devenue une province de ma terre natale, tant de fois j'y suis né, et mort pour y renaître. Peut-être que je ne fais là que me donner un bon prétexte pour m'absoudre, pour laver ma conscience, alléger mon coeur du poids de la culpabilité. Après tout, moi aussi je viens d'ailleurs. Je me dis que plus tard, la fatigue encourageant la sagesse, je me contenterai de voyager dans les contrées intérieures. Non, non! à peine écrite cette idée s'efface. Je dois m'efforcer d'être digne de ce qu'elle m'offre. Je dois faire, créer. Lui donner tout ce que je peux de moi même, et lui prendre le moins possible. Le minimum vital. Le strict nécessaire. Des éclats de sa lumière dans mon appareil photo. Et dans mon âme. Je sais, je l'ai appris en m'engageant de tout mon être dans ce voyage poétique, que la plus belle des Andalousies est celle du dedans. Du dedans de soi. Celle que j'invente depuis un demi-siècle.

Pour l'heure, partagé entre le plaisir et le doute, j'irai finir ma divagation au comptoir d'une taverne qui est pour moi le centre du monde, et dont je préfère taire le nom pour ne donner aucune indication. Que chacun trouve sa taverne au centre du monde...

à suivre

tous droits réservés © Olivier Deck