Contrejour

ROUTE SANS NOM

Par Le 02/01/2025

Provincia de Jaén (2023)

Tel Don Quichotte de la Manche, je confie mon itinéraire aux soins du hasard. Pardon, laissez-moi corriger ; hasard, hasard, c'est vite dit. Il serait préférable, pour la bonne compréhension de la suite, que je vous éclaire à propos de la signification que je prête à ce terme, et à la notion que je lui accorde ou lui retire dans mon lexique personnel. D'ailleurs, pour nommer la chose dont je souhaite vous entretenir, "hasard" pourrait, dans un premier temps, paraître avantageusement remplacé par "imprévu".
La singularité de l'imprévu consiste en ce qu'il peut être prévu. À Dieu vat ! Je peux prévoir de ne pas prévoir mon itinéraire. Dès lors je sais que je vais vers l'imprévu. Je ne peux prévoir de faire un double six aux dés, je dois m'en remettre au hasard, c'est-à-dire aux combinaisons du réel dont la régie m'échappe absolument, sauf tricherie.
Ces réflexions tarabiscotées n'auront pas beaucoup éclairé notre chemin, les relisant déjà, parce que le doute m'accompagne partout, je les trouve fumeuses et tout à fait contestables.


En conséquences, je reprends.


Au lieu de "imprévu", j'aurais mieux fait de proposer "inspiration". Certes, si j'avais réfléchi davantage avant de commencer à écrire, vous auriez gagné du temps, or pour ma part, je tiens à distance une telle préoccupation économique soumise au diktat de l'efficacité, soit la peste de l'esprit humain. En effet, ne vous déplaise, j'apprécie de perdre du temps en chemin. Je ne me déplace pas comme un VRP, que nenni, je musarde.


Par surcroît, l'inspiration s'accommode du hasard comme de l'imprévu. C'est tout bénéfice. Elle bat la cadence poïétique qui marque toutes mes pérégrinations. Plus simplement qu'un Paul Valéry, quoique tout à fait en accord avec lui, j'entends par poïétique ce qui concerne le poétique dans le domaine du faire, du créer, soit à mon sens l'acte de vivre essentiel. Celui auquel je me livre. Celui qui donne sens à ma vie, à tout le moins selon mes propres considérations... Faire du poétique pour poétiser l'existence, dirai-je non sans redondances.


Alors, poétiser? Oui, c'est mieux! Soit : tout aborder selon le poétique. Considérer le Tout comme poétique. Rendre tout poétique. Le moindre, le plus petit, le plus inaperçu. Rouler, marcher, rire, converser, écrire, lire, photographier, dessiner, chanter, manger, boire, aimer, s'ennuyer, rêver, siester contre le tronc d'un arbre ou dans mon lit...


De nouveau, un doute m'assaille. Peut-être qu'au fond, il y a grande prétention à penser, ou à croire, que l'on peut poétiser le monde. Hölderlin propose une voie plus humble, quoique follement ambitieuse quand j'y réfléchis à deux fois, en préconisant d'habiter poétiquement le monde. La formule réunit l'actif et le passif. À mon sens, on ne comprend véritablement le poétique que si l'on admet qu'il concerne le faire tout en pouvant se passer de forme. Il est la pulsation, l'écho du monde au centre de l'Être. Où est le faire, dans ce cas? Eh bien, dans le travail de l'Être pour atteindre, habiter et ouvrir son centre à l'Infini. Il n'est que là, au centre de l'être - le hara décrit par Durkheim - que peut sourdre le poétique, où l'énergie du poème se rassemble, venant à la fois du Dehors, du Dedans, de l'Autre, du Tout. Elle se métamorphose dans l'alchimie du coeur et rend le faire possible. Le faire apparent, perceptible.


J'appartiens au Tout, il est donc simple de comprendre que la Poésie procède du dedans comme du dehors, elle va de l'un à l'autre, du réel à l'imaginaire, elle est un flux, un courant provenant de l'énergie primordiale du monde, qui prend valeur poétique, mieux que dans le coeur, dans l'âme humaine. L'âme étant considérée comme le lieu de rencontre du tellurique, du céleste et de l'émotion, selon un point de vue personnel forgé à partir de mes expériences repensées à la lecture de François Cheng, indispensable et précieux passeur d'Est en Ouest.
Allons à l'inspiration, donc.

Comme le décrit Cervantes, le chevalier errant laisse les rênes sur le garrot de son cheval, livré au gré de ses fantaisies, lesquelles conduisent nécessairement à des situations où la présence d'un preux se trouve requise. Bien entendu, il faut tout de même le conduire un peu au début du périple, sans quoi il choisit le chemin de l'écurie, à l'instar de Rocinante lorsque Don Quichotte ressort de l'auberge où il a enfin été armé chevalier, abandonnant le choix du cap à son cheval. Toujours la veulerie guette. Par la suite, passant près d'une prairie grasse et verte, rafraîchie par un ruisselet chantant, nous n'omettrons jamais de faire une halte, et même de desseller et débrider notre destrier pour le laisser se reposer, brouter à sa guise ou fleurer les humeurs de quelques mules ou juments qui vaqueraient dans les parages. Si tant est que notre véhicule soit un mâle, comme l'est Rocinante contrairement à ce qui est généralement cru. Dans le cas contraire il sera simple pour l'imagination de remplacer mules ou juments par mulets et entiers.

Mon voyage - je rassemble sous ce vocable l'ensemble toujours en progrès de mes errances - se déroule sous le signe du donquichottisme. Je le sais depuis mon enfance, quoique l'ayant compris rétroactivement, une fois lues les aventures du Chevalier à la Triste figure. Le souvenir de ma première rencontre avec Lui est enfoui dans ma mémoire. J'imagine que je l'aurai croisé lors d'un cours d'espagnol, au détour heureux d'une ennuyeuse journée de collège. Ou en admirant la fameuse encre de Pablo Picasso, le représentant avec Sancho Panza, dans l'épisode des moulins, le seul que connaisse le grand public, qui ne prend que quelques lignes dans les deux tomes de l'ouvrage couvrant plus d'un bon millier de pages.
Comme lui, je vais à l'aventure. À l'aventure de moi-même. Au-devant de mon devenir.
Je vais dans l'inconnu, l'incertain, l'égarement volontaire, l'étonnement, le doute.


C'est pourquoi, lorsque je rêve mon prochain départ sur la carte, mes yeux quittent les autoroutes pour les routes en rouge, puis les routes en rouge pour les jaunes, puis les jaunes pour les blanches, puis les blanches pour celles, blanches aussi, dont l'un des bord figure en pointillés, pour indiquer une mauvaise carrossabilité. Et quand je me trouverai là, enfin, je guetterai les chemins de terre, les voies oubliées où le goudron n'est plus qu'un lointain souvenir, ici et là, et je m'y engagerai si cela me chante. Dix, quinze, vingt, trente kilomètres au grand dam des amortisseurs, sans savoir où cela mène, tous les sens aux aguets, le regard au gré d'un paysage qui me semble vierge, seulement habité par le chevrier, le paysan, le bûcheron...

Je pérégrine avec Li Po, Wang Wei, Bashô sur l'étroit chemin sans nom. Je ne suis plus qu'une particule de la Poésie du réel, de l'Instant, de l'Univers.
Je vais vers la Vérité sans jamais l'atteindre, comme je vais vers l'horizon qui s'éloigne à la mesure de mon progrès. Attention, je ne prétends pas à la Vérité, elle reste inaccessible. Je ne sais rien d'elle, sinon qu'elle est une limite, une direction plutôt qu'un but. Je vais sans maîtriser la route, dans le simple et permanent souci de la justesse. Justesse à moi-même, à la situation, à l'itinéraire qui se présente, au désir...

Don Quichotte prend la route vers l'inconnu pour vivre des aventures et redresser les torts. Il est à la fois égoïste et altruiste. D'un côté, conquérir la gloire personnelle, de l'autre, servir son prochain. Redresser les torts signifie pour lui prendre le parti du faible, de l'opprimé, même si ce dernier est un brigand. Il part du principe - opportun ici, déplacé là - que les chaînes doivent être brisées. Il y a de l'anarchie au coeur du chevalier, comme le remarque très justement Lydie Salvayre. Plus exactement, un anarco-romantisme. Une révolte. Une colère. Et aussi, et surtout : de l'Amour. L'Amour impossible, grandiose, déraisonnable, indépassable, désintéressé. Agapè. Voici la vraie, l'indispensable raison de son départ. Aldonza Lorenzo existe, pas Dulcinée del Toboso, celle qui est cependant indispensable à l'action.

En réalité, c'est au-devant de la Mort que Don Quichotte s'aventure et m'entraîne. Il mourra, à la fin, quand ses illusions se seront dissipées. Je crois que j'en veux un peu à Cervantes pour ce choix sans appel. Il nous ramène au monde, au réel, quand le poète ne veut que l'inventer et en déjouer la sentence. Et pourtant, la mort viendra.

Par ailleurs, dans une idée moins sombre, son héros va à la rencontre de lui-même et chemin faisant, il vient à ma rencontre. Cent fois, mille fois je suis tombé sur lui au cours de mes divagations. Toujours il me dit : "Ce n'est pas au-devant de moi, mais de toi-même que tu vas. Au-devant des torts à redresser en toi. Des combat à gagner en toi. Des archipels à conquérir en toi. De la Beauté à découvrir et à chérir en toi."
 

Les géants, les enchanteurs ne peuplent pas le réel. Il ne sont que des moulins, des moutons, des outres de vin. Or à l'intérieur de moi, ils existent. Les démons intérieurs. Ce sont eux que je combats sans cesse. Qu'on le comprenne enfin, la Paix du monde serait à ce prix. S'il faut redresser des torts, que ce soit ceux j'ai pu commettre, et ceux que l'on m'a faits.

Le voyage de Don Quichotte relève d'une quête intérieure vers une lumière noire. Noire, mais lumière. Un acte de rédemption. Une confession intime. Une mise à l'épreuve du courage, de la  grandeur. Un tentative désespérée et grandiose pour prendre la mesure de l'essentiel, ou mieux, pour donner une idée de la démesure de l'essentiel. Un combat pour que le poétique l'emporte sur le pratique, pour que le désintéressement l'emporte sur l'intéressement qui fait de chaque être un Sisyphe poussant une noria pour irriguer le monde avec l'eau de sa propre perte.

La route sans nom mène à l'inconnu de moi, l'incertain en moi, le reste à comprendre, à connaître, à savoir. Elle est route de l'étonnement, de l'apparition, de la révélation, de l'inutile qui fait de moi autre chose qu'un boursicoteur de l'existence. Elle me réinvente, elle me prend au col, elle me met à l'épreuve, elle me raconte qui je suis et je l'oubli à chaque virage parce sans cesse qu'elle m'étonne et requiert toute mon attention, tout mon engagement.

Je ne cherche rien d'autre de ce que j'ai décrit sinon de vivre le sentiment d'aller vers ce qui est hors de moi et résonne en moi, ce qui réverbère les lumières et les ombres de mon coeur, ce qui, dès lors que je l'ai rencontré, vient en moi, me construit, enrichit le terreau de l'oubli, s'incorpore à mon être, le rejoint, le nourrit, le traverse et regagne le Tout. Le Monde n'est pas à moi. Je suis au Monde.

Ainsi, la route sans nom, la "unamed road" du gps, je peux enfin la nommer sans la nommer. Elle porte le nom d'une année, d'un jour, d'une couleur, d'un ciel, d'une odeur, d'une présence, d'une absence, d'une impression, d'un sentiment, d'une crevaison, d'une panne, d'un fou-rire, d'un appel, d'une réminiscence... Elle ne figure sur aucune carte. Son tracé, désormais, est en moi.

1er janvier 2025 © Olivier Deck

Dans ACTUS

SÉVILLE, APARTÉ

Par Le 21/03/2024

SÉVILLE, APARTÉ

portrait d’une cité-muse

à Rafael Riqueni

Mon voyage à Séville a commencé au début des années quatre-vingts pour ne jamais s’arrêter. Ce que je viens chercher ici? Je l’ignore. Quelque chose de moi qui m’échappe. Quelque chose que je ne sais pas nommer. Lorsqu’au matin, rue Alfonso XII, je prends un pantomate con jamón, accompagné d’un jus d’orange naturel et d’un café cortao, je me sens à ma place. Lorsque le soir venu, après une journée d’errance photographique dans les rues - dix, quinze, vingt kilomètres - je m’accoude à un comptoir pour boire une cervecita ou un verre de tinto crianza, avec des olives vertes et pourquoi pas quelques beignets de calamars, un salmorejo avec ses copeaux de jambon ibérico et d’oeuf dur, je me sens à ma place. Pas sévillan pour autant. Ni andalou, ni espagnol. Je sais que je suis juste à moi-même, dans mon souci constant de ne rien usurper. Je sais d’où je viens, d’où je suis, que je repartirai vers ce coin de la France mitoyen de l’Espagne, ce sud-ouest dont l’âme est un peu espagnole. Où je suis né, où je vis, où je rapporterai les émotions du périple pour en faire quelque chose. Quelque chose d’autre. 

L’Andalousie est une source d’énergie créative hors du commun. Elle enfante des artistes de haut vol, dans tous les domaines. Elle attire les créateurs du monde entier. Les plus grands comme les plus modestes. J’ai mis le cap sur ce pays avant même de savoir que de tout temps il a attiré, fasciné les créateurs, les écrivains, les peintres, les musiciens, les danseurs, les penseurs… la liste est interminable. Pour l’artiste, l’Andalousie est une source, un mystère, un feu, un appel. 

Ici, à Séville, je vais en arpenteur de la lumière, livré à la distance, aux heures, aux rues, aux parcs, aux humeurs, aux intuitions, aux envies. La divagation concerne le corps comme l’esprit qu’elle débarrasse des contraintes du réel pour laisser libre cours à la rêverie, elle-même activité primordiale du poète… Celui-ci ne parvient pas au poème en lisant une carte ou en suivant un gps. Il s’y laisse conduire par le songe, le désir. Aussi vais-je ad libitum, dans la cadence de mon choix, selon une fantaisie qui se réinvente à chaque pas, une curiosité sans autre objet qu’elle-même. 

Ici et là, je fais halte à l’abri opportun d’un bistrot, d’une auberge, d’un estaminet, dans cette Espagne qui reste - pour combien de temps? - le pays des vraies tavernes. J’aime me retrouver accoudé au comptoir ou attablé, parmi les autochtones qui entrent et sortent, hélant des serveurs tels qu’il n’en a jamais existé qu’en Espagne. De ceux sans qui le matin ne serait plus tout à fait le matin, et le soir plus tout à fait le soir, et la vie plus tout à fait la vie, plus aussi rondement. De ceux que l’on aime retrouver comme de vieilles connaissances, qui font de la taverne un théâtre du quotidien où l’on prend soin de l’autre. Où l’on rit, où l’on se régale, où l’on s’engueule, où l’on s’aime, où l’on vient enfouir sa peine, où l’on s’ennuie avec plaisir, où l’amitié se pratique, où la solitude trouve un écrin.

L’Andalousie est mon éternel périple. Séville, mon plus vieux rêve de cité merveilleuse. Je me souviens de ces jeunes années, quand je m’asseyais sur les bancs public ou à même les pavés pour peindre à l’aquarelle, les rues, les façades, les parcs… avec la main et l’esprit incertains du novice qui interrogeait son propre sentiment, celui-là même qui m’habite encore aujourd’hui lorsque je suis ici. Quarante années plus tard, c’est avec un appareil photo que je flâne dans Séville. La photographie est en moi une mutation de la peinture. Et au-delà, où s’appuyant sur cela, elle est devenue une écriture poétique en soi. Puisant au visible, elle exprime le reflet d’un état d’être, dans un certain lieu, à un certain moment. Captant l’ombre et la lumière à l’extérieur, elle offre en retour un miroitement de la vie intérieure. Forme poétique pleine qui atteint le coeur par la voie du regard. Elle puise au réel, au visible, pour à son tour donner à voir, mais d’une autre façon. 

La photographie que j’évoque ici, considérée comme expression de la Poésie - l’emploi de la majuscule veut nommer le poétique en amont de toute forme d’expression -, ne consiste cependant pas à imposer une vision. Elle exprime le souffle de la liberté, celle de penser, de douter, de s’interroger, de rêver, d’être soi. Elle communique, au moyen de l’image une énergie dont le plus beau destin serait de provoquer, susciter chez l’Autre - celle, celui qui regarde - une émotion personnelle qui diffère de l’originelle, la mienne. Sans doute est-ce là ce qui mesure la valeur d’une photographie, sa capacité à émouvoir diversement, à donner le sens le plus noble au divertissement. Si l’appartenance de la photographie à la famille des Arts a été mise en doute ou contestée au fil de son histoire et encore aujourd’hui - bien que représentée à l’Académie des Beaux-Arts -, il ne fait aucun doute pour moi qu’elle est l’une de ces hautes voies que l’être humain emprunte pour alléger le fardeau de l’existence et sa terrible condition dernière. Elle est soeur de la musique, de la danse, de la peinture, autant de disciplines qui se passent de mots. Or elle est aussi, en tant qu’écriture, jumelle de l’art poétique littéraire lui-même qui, s’il s’écrit avec les mots, par le jeu qu’il en fait affranchit son lecteur de la contrainte du sens, à tout le moins le déroute et l’invite à se questionner sur ce dernier ou à le réinventer pour son propre compte. Aussi, qu’on me laisse considérer celui qui regarde une photographie comme un lecteur, puisque la photographie est une écriture. Une écriture qui, par surcroît et comme toute approche se réclamant du poétique, creuse, étend, bat en brèche et réinvente toujours l’idée de la Beauté, celle-ci non considérée comme une fin, ni même une valeur arrêtée, précise, définissable, mais une direction, une tendance, un cap. Celui de la justesse et, dans le meilleur des cas, de l’émerveillement.

Si je ne suis pas sévillan, je ne suis pas même citadin. La ville n’est pas mon écosystème. J’y suis mal à l’aise, la foule des humains est un troupeau que craint l’animal solitaire. Alors je passe à l’écart. Je ne suis pas de ceux qui, en goguette, rencontrent, sympathisent, reviennent de croisière avec un carnet d’adresses bien rempli. Mon voyage est une intense pratique de la solitude. En ville j’ai peu de repères, de refuges, or j’ai besoin de tanières, de grottes, de cabanes… Entre deux randonnées photopoétiques, c’est dans les bistrots et dans ma chambre d’hôtel que je trouve l’abri pour passer du temps à écrire, à dessiner, à jouer de la guitare, à repenser l’avant et à rêver l’après. A me reposer des longue randonnées. Dès avant l’aube je suis dehors. Et tout au long du jour. Parfois la nuit. L’errance est essentielle à ma photographie. Le déplacement. La recherche inlassable de points de vue. En outre la marche s’avère elle-même un repère, un refuge, elle me relie à ma propre nature, à mes origines, à mon enfance. Celle du gosses des chemins creux que je suis et reste, partout à chaque instant. 

Alors, me direz-vous, si je suis un campagnard, pourquoi diable avoir décidé de photographier la ville ? Une ville, et pas n’importe laquelle : Séville! Prise pour motif depuis les origines de la photographie, à commencer par le pionnier Français Louis-Léon Masson dès le milieu du XIXè siècle, et aujourd’hui mitraillée sous toutes les coutures et à chaque milli-seconde par des kyrielles de téléphones portables. A force d’être admirée, la belle est devenue cabotine, frimeuse, extravertie, pompeuse, elle ferait des selfies pour Instagram si elle le pouvait. Même ses vierges et ses christs posent pour le touriste. Le profane et le sacré s’y confondent et mènent ensemble bon commerce. Les marchand du temple y font florès. Séville s’offre à l’admiration comme ces stars de cinéma qui posent en permanence, se sachant observée par les paparazzis, qui soignent leur image, jamais prises en défaut, toujours sous contrôle. La belle n’a de cesse de guigner, de minauder, elle voudrait bien capturer mon regard de photographe. Alors je me garde de la fixer droit dans les yeux pour ne pas me laisser subjuguer. Son évidence ne m’intéresse pas. J’ai, ici plus qu’ailleurs, en tête la mise en garde de Constant Puyo, maître du pictorialisme français, affirmant que là où règne le lieu, il n’est pas de photographie. Or à Séville, Séville règne. Et pourtant. Envers et contre tout, quelque chose y résiste, reste vrai, profond, émouvant, incroyablement stimulant. Echappant aux aspirateurs d’une société marchandisée jusqu’à l’os, le souffle de l’esprit parcourt les rues, la lumière, la nuit. L’homme, en dépit de sa voracité pour le profit, ne parvient pas à dévorer les énergies célestes, qui à Séville émanent de tous les pores de la lumière et des profondeurs du temps où elles se régénèrent. Ici, la question des racines est cruciale.

Photographier Séville, d’accord, mais photographier quoi? Moi qui ne veut absolument rien documenter. Ni les monuments, ni les passants, ni les vitrines, ni les véhicules, ni l’activité de la ville, ni l’époque, ni les modes… Moi qui cherche l’immuable, l’inaction, la pause, la faille, l’interstice. Bien sûr que je connais la réalité des banlieues de la ville, ses polygones, ses cités où l’on se trouve à des années lumières des charmes du barrio Santa Cruz. Bien sûr que je vois ces gens, du côté d’El Arenal, qui vivent dans des palais de carton construits au fond des porches désaffectés. Bien sûr que je vois les vendeurs de cocaïne derrière la Alameda. Bien sûr que je lis les cris de désespoir tagués par les putes dans les rues où les touristes ne vont pas. On rencontre moins d’éclopés, de mendiants, de laissés pour compte qu’il y a vingt ans, dans le centre ville. Ils sont ailleurs. Loin des yeux du voyageur. Il n’y a plus de patios gitans à Triana et les tablaos sont des attrapes-couillons. Le flamenco vit sous le manteau, ailleurs, dans des cercles privés. Je n’ignore pas toute la terrible réalité de cette Andalousie qui est aussi pauvre en coulisses que riche sur le devant de la scène. Or je ne suis pas là pour rendre compte des mutations, des stigmates de la vie contemporaine, de l’air du temps. Ni journaliste, ni reporter, je m’intéresse non à ce qui se passe, à l’événement, mais à ce qui est. L’intemporalité, la lenteur, l’immuable, l’harmonie, la nostalgie, la douceur, l’émotion… c’est là ma palette. Je vis poétiquement, c’est à dire selon l’inspiration, et pour photographier, je vais là où la lumière - et son corolaire l’ombre - m’entraînent, m’inspirent. Ainsi, au gré des pas, je photopoétise.

 Que fais-je ici, dans cette ville de vierges éplorées et de mini-jupes, de curés et de foutboleurs, de chapelles et de boutiques, de cathédrales et de centre commerciaux, ces rues pavées où tout ou presque sonne faux, cherchant à mettre la main au porte-monnaie du Chinois, du Français, du Britannique… Que fais-je dans la cité carte-postale, moi le photographe de l’intime, du détail, des ruisseaux, des arbres, des paysages? Eh bien voici : j’aime Séville, je ne sais pas pourquoi exactement, pour tout ce qu’elle a de beau et de laid, pour tout ce qu’elle a réussi, tout ce qu’elle a raté, et je viens y vivre en photographe-poète parce que c’est la meilleure façon de me questionner sur le mystère de cette longue attirance. Je n’y suis pas à l’aise? Soit, je me lance un défi. Je m’avance au-devant de la difficulté, de mes limites, de mes connaissances, mes réflexes, mes penchants, mes habitudes… L’enjeu, c’est de trouver le moyen de changer mon regard, et dans le même temps de garder mon regard. 

Séville est solaire, baroque, dorée, clinquante, sonore et même tonitruante. Moi j’aime la brume, la pluie, l’épure,  la pénombre, le silence, la solitude, la discrétion… tel Wang Wei qui chemine dans la forêt à l’insu même du bûcheron. Alors? Comment puis-je, ici, dans le triomphe de la clarté, faire l’éloge de l’ombre, telle qu’en parle Junichiro Tanizaki? Puis-je, dans cette ville envahie de touristes, exprimer le sentiment de solitude? Voyager à Séville, tu parles d’une trouvaille! Pourquoi pas Venise? Istanbul? New-York? Puis-je, entre les chants, les criaillements des téléviseurs, les éclats de rire, les coups de klaxon, la psalmodie des vendeurs de billets de loterie, les volées de cloches de la Giralda et de mille églises et couvents, entendre le silence, socle et respiration de toute musique? Je marche, oui, sans relâche, comme pour atteindre une contrée inconnue. En tous sens, jusqu’aux confins de la vielle ville, de Triana à Santa Cruz, de l’Arenal à la Macarena, du Parque de María Luisa au pont de l’Alamillo qu’on surnomme ici « la guitare », de l’Alcazar au cimetière de San Fernando où reposent les grands toreros, Paquirri, Joselito et Rafael Gómez Ortega, Ignacio Sánchez Mejías,  Juan Belmonte, et les étoiles du flamenco, la Niña de los Peines et Jesús Serrapí Niño Ricardo, qui inspira Paco de Lucía, démiurge du flamenco… 

Au fil des voyages et des jours, je réinvente ma photographie dans un milieu qui lui est étranger, où je suis moi-même étranger et pourtant familier. Photographie de rue, « street photography » sans passants ou presque, sans véhicules, sans animation, des rues silencieuses qui s’avancent entre les maisons tout droit comme des pistes dans la forêt des Landes. « Nature morte », le fameux Bodegón de la peinture espagnole :  mon verre sur la table de bistrot, une ration de tapas, une ensaladilla accompagnée de ses petites pains secs, un café, un verre de vin… tout ce qui marque l’instant de repos, de méditation, de régal, de doute, d’ivresse. Et la peau de la ville, les textures, les murs, les parois de cette vie moderne peuplées d’écritures sauvages qui sont les phylactères de la vie cachée pour dire la colère, la révolte, le cri silencieux des mots tagués à la bombe, mais aussi la poésie, l’espoir, l’humour, cet humour andalou pétri d’une grâce tellement singulière qui provoque ici et là, en chemin, un franc éclat de rire.

Il n’est pas dans mes cordes ni mes intentions de vanter les splendeurs de Séville avec force moyens. Je déambule léger, flanqué d’un matériel réduit au minimum. Un boîtier numérique M Leica monochrome, un objectif fixe, unique, 40mm, le plus proche de la vision humaine. Au fil des ans, l’appareil s’est naturellement greffé à mon corps, il a pris racine dans mon regard, il est devenu un organe sensoriel au service d’un septième sens, le sens photopoétique. Mes pieds font office de zoom. Approcher, s’éloigner, se décaler, chercher, flairer, attendre, guetter la possibilité de créer une image essentielle, sincère, sensible. En noir et blanc, pour l’épure et la radicalité.

Manuel Pareja Obregón a chanté, dans l’une de ses sévillanes : « Sevilla tiene una cosa, que sólo tiene Sevilla… » Cette chose spéciale, je veux la faire mienne, la dire à ma façon. Oui Séville inspire, remue. C’est pour cela qu’un nombre invraisemblable d’artistes y voient le jour, y vivent, y créent depuis plus de mille ans. Diego de Velázquez, Bartolomé Estaban Murillo, Curro Romero, Joaquín Turina, Rafael Riqueni…

De la belle, je veux sentir le souffle quand elle dort, son ennui, son silence, ses plus intimes frémissements. Ses cicatrices sur les murs, sa fragilité, ses beautés discrètes. Je veux me sentir en elle et la sentir en moi. Sentir ce qu’elle y devient, et comme elle me transforme. Je veux aller au creux de son cou, de ses reins, saisir une larme au bord de ses paupières, sentir la pulpe de sa chair, la tiédeur de son souffle, le grain de sa peau. A l’instar d’un Paul Strand, initiateur de l’approche photopoétique, qui fit le portrait d’un village italien, Luzzara, je fais le portrait intime d’une ville espagnole, Séville. Avec l’oeil du peintre. L’aisance du danseur. La cadence du musicien. La fantaisie du rêveur. L’émotion d’un poète qui trempe sa plume dans l’encre de la lumière.

Séville. Décembre 2021.

in "Rafael Riqueni, une guitare de cristal", Éditions Contrejour 2022

©Olivier Deck

L'Andalousie dont je te parle...

Par Le 06/01/2024

Córdoba Río Zújar

L'Andalousie dont je te parle n'existe pas. Elle est ce quelque part en moi qui m'est terre chérie et toujours inconnue. Espace intime et mystérieux, beau et fantasque, trouvant sa réverbération dans la lumière andalouse. La vraie. Celle, puissante et capricieuse, qui déverse ses ombres et sa clarté au sud de la Sierra Morena, jusqu'à la mer. 

L'Andalousie dont je te parle, je l'invente, je la tisse, je la dessine, je la renouvelle, je la découvre, je l'écris de voyage en voyage, avec pour seule guide l'intuition, avec pour seul feu le désir. 

L'Andalousie dont je te parle est multiple, étrange, drôle, immémoriale et présente à la fois. J'y suis mort mille fois, et rené mille et une. Ainsi est-elle devenue contrée de ma terre natale, au tréfonds de mon âme. 

L'Andalousie dont je te parle est l'inconnu de moi. La part fragile et indestructible. J'y ressens plus qu'ailleurs la proximité du centre de l'être. Et lorsque j'en reviens, c'est à moi que je reviens. Un autre moi, plus moi que moi, encore.

L'Andalousie dont je te parle n'existe pas. Je la sens, je la cherche, je l'imagine de lumière en lumière, de nuit en nuit, d'heure en heure. Je la révèle à moi-même, d'image en image.

 

découvrir l'album andalou panoramique en noir et blanc 

L'Orient andalou...

Par Le 04/11/2023

Almeria, CH XIX

L'ORIENT ANDALOU, avant-après

CARRETERA Y LEICA

Avant-dernier chapitre d'un voyage commencé en 2020. Cette fois, il s'agissait de parcourir l'Orient andalou. Par les routes et les chemins, parfois des passages absent du GPS et des cartes...

Province de Jaén, est de Granada, et enfin la province d'Almería, des déserts à la mer. La huitième et dernière province que j'ai parcourue dans le détail, à l'estime, toujours sans le moindre guide autre que l'intuition.

Pour les chiffres : 13 jours, 4200 kilomètres par les routes, environ 100km à pied sur les chemins et dans les rues.

Je repartirai en fin d'année pour un dernier périple, les derniers détails, aller dans les recoins encore inexplorés des provinces de Séville, Cordoue et Málaga... à suivre.

***
Bientôt...

CAMPAGNE de FINANCEMENT PARTICIPATIF (crowfunding)

Le livre ANDALUZ, conçu ad libitum au fil des huit provinces andalouses depuis 2020, sera publié fin 2024 aux Éditions Contrejour.

Un très beau volume en noir et blanc, accompagné d'un texte de ma plume. Cette publication ambitieuse sera aidée par une campagne de financement participatif, afin de permettre une qualité d'impression et de façonnage du plus haut niveau.

Si l'aventure vous intéresse et que vous souhaitez en être, je vous invite à me laisser votre adresse de courriel, afin de vous solliciter, le moment venu.

Comptant sur votre soutien, je vous dis à bientôt.

Qu'on se le dise et partage!

La Moncloa

Par Le 12/05/2023

CARNET DE ROUTE (2022)
La Moncloa

Lorsque j’ai ouvert les yeux, une fine lame de lumière incisait la chambre à l’oblique. Elle s’immisçait par l’interstice entre les volets intérieurs pour se disperser en clarté cotonneuse, baignant la pièce minuscule. Petit matin.

Le cheval du ravin de Viznar

Par Le 17/10/2022

CARNET DE ROUTE (2022)

Le cheval du barranco de Víznar

Almendralejo. Sud de l’Extremadura. Avant l’aube, je prends la route. Cette fois j’ai décidé d’entrer en Andalousie au nord-ouest, par Cabeza del Buey, pour descende jusqu’à Grenade en suivant une diagonale au petit bonheur, privilégiant les routes dérobées. D’un train de sénateur.

 

Dans ACTUS

Rafael Riqueni. Une guitare de cristal. Éditions Contrejour.

Par Le 05/06/2022

 

Le livre rassemble deux albums de photographie en noir et blanc et un texte de l'auteur, retraçant la vie étonnante de Rafael Riqueni.

28 photographies en noir et blanc, imprimées en bichromie sous vernis sélectif accompagnent les mots.

Un album de 37 images sur Séville, célébration photopoétique de la ville-muse du musicien, compose la deuxième partie de l'ouvrage.

Pour commander le livre, signé, il suffit de prendre contact. 

Prix public : 30 euros.  Frais d'envoi: 9 euros. Participation aux frais : 5 euros. Soit : 35 euros l'exemplaire port inclus.

Dans ACTUS

Rafael Riqueni, une guitare de cristal.

Par Le 25/03/2022

 

Rafael Riqueni

RAFAEL RIQUENI

Une guitare de cristal

suivi de

SÉVILLE, aparté

portrait d'une cité-muse

un livre, une exposition

 

Dans ACTUS

"Un peu plus que la vie" un livre chez CONTREJOUR

Par Le 01/12/2016

2017

le cycle photopoétique "Un peu plus que la vie"

aux éditions CONTREJOUR,

dirigées par Claude et Isabelle Nori, . 

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