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LA POUSSIÈRE SOUS LE TAPIS (III)
Par
Olivier Deck
Le 07/02/2025
Le mécanisme de la sublimation veut que l'énergie première soit détournée de son but et mise au service de l'oeuvre, qui permet à l'artiste ou au savant, dans les cas favorables, de s'acheminer vers la satisfaction, d'accéder à une reconnaissance de lui-même par lui-même et par les autres, et de bénéficier ainsi, en retour, d'un regain d'énergie positive, qui n'a donc aucune raison d'être pour partie refoulée. Le refoulement de l'énergie doit toujours attirer notre attention, et il n'est pas tout à fait exclu que la sublimation elle-même tienne quelque part d'une forme de refoulement, qui serait une forme "positive". Qui dit refoulée ne dit par "perdue". L'énergie ne se perd jamais. Refoulée, elle reste libre de se lier à d'autres objets et peut venir se mêler à des conflits inconscients, comme versant de l'huile sur le feu, ou encore retrouver le chemin de la conscience sous forme d'angoisse, de gêne, de phobie, de trouble... D'autre part, gardons-nous de confondre avec la sublimation tout changement de l'énergie quant à son but. Il est des destins de la pulsion qui peuvent ressembler à s'y méprendre à la sublimation, et n'obtiennent pourtant pas ce regain d'énergie, ce renforcement, cette reconnaissance de soi par soi et par l'Autre. Un peintre, un musicien peut s'épuiser dans son oeuvre, sans en retirer la force de vivre mieux. Il a simplement "déplacé" son énergie. Il lui a trouvé un but, un destin urgent dans laquelle elle a été brûlée, éliminant ainsi la tension qu'elle générait, mais cet emploi n'aura donné aucun avantage, et finalement, quelque soit le résultat, la tension aura été libérée à perte, et ne tardera pas à revenir, faisant du processus du déplacement une noria dans laquelle l'être se trouve retenu par contrainte. Je n'irai pas plus loin sur le déplacement, qui ne concerne pas seulement les actes créatifs. Il est même plus simple à repérer dans d'autres activités. L'exercice physique, nous l'avons vu, par déplacement de la tension psychique vers le corps, est un recours commun dans la société moderne. Ou tout autre action d'apparence névrotique, contrainte, qui agissent comme des soupapes mais n'apportent aucun réconfort durable.
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La sublimation, elle, semblerait produire des bénéfices. Comme un retour sur investissement de l'énergie. Freud prend donc pour paradigme les artistes et les savants qu'il connaît, fréquente, observe et étudie, pour l'expliquer. Il les considère comme bénéficiaires privilégiés de ce mécanisme. Par la satisfaction, la gloire apportées. Dans les cas favorable, elle nourrit et encourage les bienfaits de la relation humaine, dans le travail, les groupes d'intérêt, et d'une certaine façon les réseaux sociaux, etc., en renforçant le moi, le rapprochant de son idéal. Alors, pourquoi ce mécanisme, le seul destin qui produise du bénéfice, en termes d'économie pulsionnelle, serait-il réservé à ces êtres que Freud avait la chance de fréquenter, au point sans doute de manquer d'acuité dans sa considération de tout ce qui n'était pas l'élite? Rendons-lui justice, dans l'un de ses derniers textes il pressent que la psychanalyse portera sans doute véritablement ses fruits par ses applications, en quittant le pur champ médical ou scientifique, pour exister en tant que telle dans le monde "normal". Les applications de la psychanalyse, voici à quoi nous nous employons ici. Souhaitant sincèrement ne rien en trahir.
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Tant de voies seraient à explorer, pour nourrir notre réflexion, que nous aurions tôt fait de dépasser le cadre de la présente entreprise. Alors je choisirai de m'en tenir à celle que je connais le mieux, pour la pratiquer au quotidien "depuis toujours", la voie créative, qu'elle soit artistique pour les gens doués pour l'art, ou tout à fait domestique, commune, à la portée de tous, et sans aucun recours à quelque don céleste ou autre. Parce que la créativité s'offre à tous. À toutes. Il y a en chaque être un artiste qui sommeille, qui souvent s'ignore, et qui pourtant crée. Crée la vie. Crée et, par un travail de mise en conscience et de choix personnels, peut apporter beaucoup de force à l'édification et au maintien de notre bonheur. Je le répète encore une fois : dans les cas favorables. L'histoire des hommes ne manque pas d'exemples de savants ou de génies des arts qui restèrent à l'écart du bonheur, en dépit du succès de leurs entreprises.
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Freud considérait la "capacité" de sublimer comme l'issue la plus favorable à un travail analytique. Je pose volontiers cette considération comme principe de mon approche de la question du bonheur. A la fois le socle de ma réflexion, et but à poursuivre. Une meilleure compréhension de ces mécanismes, et surtout l'incorporation de cette connaissance à la pratique analytique permet d'en améliorer la pertinence et d'en développer certains aspects pratiques, ceux que j'intègre à ma technique, but toujours situé au coeur des réflexions que je mène ici.
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Cette "capacité" de sublimer est-elle disponible pour soutenir l'effort de la personne dans la construction de son propre bonheur? Comment et en quoi s'offre-t-elle aux choix et à la décision de tout un chacun? Puis-je "décider" que je vais sublimer? Cela peut sembler bien naïf, utopique même, et pourtant. Il ne s'agit pas de spéculer à bon compte, en décidant par avance d'une réponse à un questionnement qui servirait quelque conclusion prédéterminée, mais de voir à quelle idée je parviens en confrontant les données théoriques à celles fournies par l'expérience, les exemples pratiques et mes idées forgées par ailleurs. La psychanalyse, si profondément et largement débattue par les théoriciens, se réinvente en chacun de ses acteurs, analysant et analyste, et la culture personnelle de chacun de ces derniers, tout comme leur inconscient, imprègne la technique et oriente le voyage. Plutôt adepte de "l'analyse sans fin", je considère à mon enseigne que l'analyse est un questionnement au long cours sur la vie, sans que cela ne me fasse perdre d'esprit que la personne engagée dans un travail peut poursuivre des buts plus rapprochés, un problème actuel à régler. Si j'accompagne autrui dans l'exploration intérieure, cela ne signifie pas que mon propre questionnement a trouvé une réponse définitive. L'inconscient garde sa part de mystère et plus on atteint des contrées qui semblent les plus reculées, plus de nouvelles perspectives apparaissent, qui invitent à s'aventurer encore davantage, plus loin, plus profondément. La quête continue. L'art que j'évoque ici et celui de la connaissance intime, il ne saurait être ramené à un savoir arrêté, définitif. Il reste vivant au coeur de sa pratique. Donc surprenant, réactif, en progrès continuel.
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©Olivier Deck
En savoir plus à propos de mon approche analytique : contact
LA POUSSIÈRE SOUS LE TAPIS I (analyse)
Par
Olivier Deck
Le 27/01/2025
Lorsque nous sommes accaparés par des pensées liées à des angoisses dont nous connaissons plus ou moins l'origine - parfois pas du tout - nous pouvons essayer de nous "changer les esprits", comme le dit l'expression commune. Chacun connaît cette expérience. Nous tentons de trouver de la joie, au sens le plus large, dans le "divertissement", que ce soit auprès d'un proche, dans un lieu amusant ou étonnant, dans la nouveauté, un livre, une balade, un voyage, la confection d'une tarte aux framboises pour les proches ... Recours plus destructeur, le tabac, l'alcool ou d'autres expédients entrent parfois dans la danse. D'aucun dit alors qu'il "chasse les idées noires." À tout le moins, il essaie. En réalité, nous tentons d'éloigner celles-ci par une sorte de "déplacement" qui devrait nous en détourner, qui est censée nous en mettre à distance, nous en protéger, parfois au prix de la santé ou de la sécurité. L'action dérivative, ou d'évitement, de déplacement, qu'elle soit physique ou intellectuelle, parvient à divertir l'esprit de ses préoccupations, l'énergie trouve un pis-aller pour sa décharge et la tristesse s'estompe, dans le meilleur des cas. Mais combien de temps?
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Les oiseaux noirs qui tournent dans le ciel intérieur sont têtus, ils ne s'éloignent jamais très longtemps lorsqu'on les chasse d'un simple revers de manche. Le ciel intérieur nous appartient, il est en nous, il est constitutif de nous-mêmes, et il faut plus qu'un simple soufflet pour en disperser les nuages. Alors, bientôt, la tristesse revient, l'angoisse remonte, et nous retombons dans l'état redouté, plus étouffant encore, parce que l'espoir d'avoir vaincu l'ombre est déçu, la déception vient donc s'agréger à l'angoisse et la renforce, la crainte de n'avoir aucun moyen de repousser les forces malignes vient en aggraver leur nocivité.
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Angoisse, abattement, crainte diffuse, impatience, sentiment confus de panique, il n'est pas rare, en outre, que le corps émette à son tour les signes du malaise, exprimés par des sensations, des gênes, des douleurs... nous ne pourrions établir la liste infinie des effets d'une mauvaise circulation de l'énergie de vie. Je me tiens à distance d'évoquer les pathologies, affections psychosomatiques ou autres, toutes les conséquences de l'angoisse qui relèvent du domaine médical et de compétences qui ne sont pas les miennes. Libido, souffle vital, ki, prâna, force primordiale... l'énergie porte divers nom selon les cultures. Que chacun la nomme selon la sienne. Quelque part dans les corridors de l'âme, elle est entravée, nouée, mobilisée par un conflit dont, bien souvent, la raison ne sait rien. Sa représentation se dérobe dans l'oubli et sa puissance active, s'évacue en "poussée d'angoisse". Comme souvent, les expressions quotidiennes, employées avec naturel, recèlent des vérités. S'il y a poussée, c'est qu'il y a énergie. Le souffle de vie qui nous porte en avant est mobilisé par un conflit intérieur, totalement ou partiellement inaccessible à la conscience, donc à la pensée, au raisonnement. Nous sommes démunis, face aux dégâts causés par un mal dont nous ne savons rien, comme s'il s'agissait d'un invisible ennemi. Quand le souffle manque, l'être s'affaiblit, ralentit, trébuche, doute, s'essouffle, et peut même finir par s'arrêter d'avancer.
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Or, tant que le conflit perdure dans l'inconscient, il continue d'y mobiliser des forces, privant l'être d'une partie de son énergie vitale. Et le processus de production d'angoisse continue, s'intensifie parfois, mettant en péril le bonheur et la santé. L'angoisse elle-même pourrait être considérée comme un effet dû à une énergie résiduelle produite par le conflit, tournée du côté du malaise et de la destruction. Cette énergie, erratique, opportuniste, détachée de l'objet qui a contribué à la produire, peut même en investir un autre, rencontré ailleurs et activer des élans phobiques. Une araignée? L'obscurité? La foule? À la mesure de cette déperdition la joie, l'allant, la volonté de l'être sont affaiblies.
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Le divertissement (au sens large), s'il a ses vertus, n'est pas une action de lutte directe contre le conflit, mais relève d'une tentative pour lui échapper. Par ce moyen, le plus évident, le plus à notre portée, nous nous en détournons, nous fuyons, mais nous n'agissons pas directement contre les causes, par conséquent, le problème est simplement déplacé, occulté, et non désamorcé. Quand nous avons recours à la fuite, nous nous contentons de "mettre la poussière sous le tapis".
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Venons-en à des considérations qui nous ramènent à l'analyse. Le divertissement dont j'ai parlé plus haut entre en résonance avec la notion de "déplacement" psychanalytique. Je serais tenté de l'ajouter aux quatre destins des pulsions décrites par Freud, ou de le considérer comme une forme affaiblie, coûteuse ou bien partiellement manquée, de la sublimation. Il convient ici ne pas perdre d'esprit la distinction entre un déplacement conscient et un déplacement inconscient. Les textes qui traitent de la sublimation marchent souvent en équilibre sur la frontière entre les deux. Le déplacement peut s'avérer une technique consciente, un recours. Pour prendre un exemple simple, relevant de l'action physique, on peut décider d'aller marcher pour éviter ou atténuer une poussée d'angoisse, sans pour autant modifier l'origine, donc le gisement de celle-ci. Nos actions conscientes sont aussi mues par des injonctions inconscientes, et ne vont pas forcément sur le chemin de la sublimation. Cette dernière, précise Freud, est fonction des dons de l'individu et de son degré de possibilité en la matière. Les écrits de Freud, ou ceux de Jean Laplanche (in : problématique III, la sublimation), laissent à penser que la possibilité d'activer, d'utiliser la sublimation existe pour l'individu, mais elle reste sous conditions de ses capacités naturelles, qui subissent aussi les lois et les affres de la vie et ont pu être renforcées ou affaiblies pas l'aventure existentielle. Serions-nous face à une forme parente du déplacement inconscient, réalisé en conscience, qui détournerait notre intérêt vers un objet qui l'accapare et viendrait masquer les tourments, qui eux trouvent leur source dans l'ombre de l'esprit? Cette prise en charge de la défense par le conscient pourrait expliquer en partie les limites de l'effet obtenu, en portée et dans le temps. Il est toujours risqué, voire illusoire, de considérer que nous pouvons agir sur l'inconscient au moyen du conscient, lui-même pris en tenaille entre l'autorité du surmoi (elle-même partagée sur les deux domaines) et les influences et blocages de l'inconscient contre lequel il se défend. Pourtant, quoique hasardeuse, c'est bien une voie sur laquelle nous allons continuer de nous aventurer ci-après, au risque d'emprunter des chemins caillouteux ou de nous diriger vers des impasses. Voyons.
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Reprenons notre exemple simple : je ne me sens pas bien, je sors marcher. Dans un cas favorable, mon angoisse retombe quelque peu. Ah? Serait-il possible d'échapper si facilement à son inconscient? Certes, tout le monde peut l'éprouver, la marche agit sur l'ensemble du fonctionnement du corps et de l'esprit, et peut apporter une sensation de détente par son effet sur les flux, le souffle et la pensée. Les grands philosophes du passé, les péripatéticiens, en connaissaient les effets. Par conséquent, dans un état d'angoisse, nous pouvons facilement aller marcher pour nous "changer les idées", et stimuler en douceur les fonctions du corps et de l'esprit. Nous tentons volontairement de "déplacer" notre sensation, notre attention et nos actes. Le recours est à notre portée, pourquoi nous en passer? Est-ce que, pour autant, nous parvenons à modifier les conditions du conflit ou des raisons qui produisent l'angoisse et dont nous ne savons rien ou pas grand chose, tout cela restant caché derrière la barrière du refoulement ? Cela rendrait la psychanalyse elle-même inutile, puisqu'elle soutient que l'apaisement des conflits passe par le levée du refoulement et l'accession de ses éléments au conscient par la parole. "Quand celui qui chemine chante dans l'obscurité, il dénie son anxiété, mais il n'en voit pas plus clair pour autant" écrit Sigmund Freud dans Inhibition, symptôme et angoisse. Il adresse sa maxime au philosophe, mais nous pouvons d'une certaine façon la reprendre ici à notre compte. Alors ce divertissement qui nous occupe ne serait-il pas simplement le proche cousin du déni?
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Si je reviens au début de mon questionnement, nous parlons d'un individu en proie à l'angoisse, c'est à dire dans ce que ledit philosophe appellerait un état de tristesse. L'angoisse évoquée est dont l'origine se trouve, tout ou partie, dans l'inconnu de l'être. Son effet seul est identifiable par le conscient. Nous l'avons vu. Or s'il y a un effet, il y a un force qui le produit. C'est cette force, cette poussée, cette énergie, au service de la souffrance, qui nous intéresse ici. Est-il possible de favoriser sa déliaison, tout ou partie, de son objet afin de la mettre au service de la vie? Pourrait-elle m'aider à passer du désarroi à l'apaisement, et de l'apaisement au mieux être? Puisque nous savons que la pulsion est capable de se détacher de son objet pour devenir erratique et se lier ailleurs, pouvons tenter de la capter, de l'influencer, de lui assigner un destin plus favorable?
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à suivre...
©Olivier Deck