à Bernard Manciet

Olivier Deck Par Le 06/05/2023 0

Dans ACTUS

à BERNARD MANCIET

pour les cent ans de sa naissance (1923-2023)

Pendant les dernières années de sa vie, je rendais visite à Bernard Manciet, le mardi après-midi. Nous avions fait connaissance grâce à la poésie.

Il avait publié mes poèmes dans sa revue OC. S’était ensuite forgée sans effort une relation chaleureuse, fidèle, qu’il serait cavalier ou présomptueux de qualifier d’amicale. Nous nous vouvoyions, c’était une forme subtile d’humour. Nous nous installions dans le salon toujours un peu ombreux qui donne sur les arbres, à l’ouest, par deux portes-fenêtres à petits carreaux. C’est là qu’il recevait ses visiteurs. Dans les fauteuils crapauds, près de la cheminée, où la lueur d’un maigre feu flageolait, à l’hiver. A portée de sa main, un guéridon proposait de quoi s’abreuver. Nous buvions du Jurançon ou de l’Armagnac. A quatre-vingts ans, il fumait des Pallmall, en cachette de son épouse qui veillait sur lui et venait, s'il le fallait, poser une laine sur ses épaules. La sentant arriver, il me passait rapidement la cigarette avec un air espiègle, et moi qui ne fume pas je faisais semblant, le temps que nous fussions de nouveau seuls. « Vous ne devriez pas fumer! » préconisait la Dame. « Je sais bien » répondais-je… » L’entrevue durait entre deux et trois heures. Il parlait, évoquait des souvenirs, racontait des anecdotes sur tel ou tel poète, dont personne ne savait jamais s’il s’agissait d’histoire ou de légende. La guerre revenait souvent. L’abominable vingtième siècle dont il s’étonnait encore d’avoir pu le traverser en vie. Lorca, les soucis pour avoir assez de canards et faire le joint de l’année, les ravages du dernier coup de vent sur la pinède, les scieries qui payaient mal le bois, Darwich, Hölderlin, les camps de la mort où les dernières nouvelles de tensions géopolitiques du côté du détroit de Malacca, d’où nous viendront bien des ennuis, vous verrez. Quelques coups de serpe à l’adresse d’un ou deux fâcheux, et des nouvelles de ma famille, de mon Béarn natal avec qui il ne fait jamais bon commercer, vous comprenez, il faut trois jours pour vous acheter un boeuf… Nous riions souvent. Je ne l’ai jamais photographié. L’idée ne m’a même jamais traversé l’esprit. Je le regardais. 

De mardi en mardi, il m’a entraîné par les corridors secrets de sa poésie, qui ne se livre pas au premier venu. Les Landes sont intransigeantes, elles offrent leurs charmes superficiels aux voyageurs, plutôt sur la bande côtière, mais restent mystérieuses à qui ne cherche pas au creux des apparences. Un jour que je lui demandais ce qui fait l’âme gasconne, il a réfléchi, levant le nez dans cette posture un peu hautaine qu’il affectionnait, frottant ses doigts doucement comme pour apprécier le soyeux d’un tissu invisible, avant de répondre qu’il y avait chez nous quelque chose d’hispanique. Il cherchait un terme précis qui lui échappait, je lui proposais : « hidalguía ». Il a sursauté et m’a pointé du doigt en disant : « Exactement! » Elégance, réserve, fierté, prestance et cette dose d’humour, entre auto-dérision et sarcasme, affûté comme une lame de rapière.

Ces rendez-vous du mardi constituèrent pour moi une sorte d’adoubement, de partage d’influence poétique et spirituelle. C’est à cette époque que j’ai commencé à photographier les Landes. Je lui ai parlé d’un projet sur la Nationale 10, il a dit « Oui, étonnez-vous avec ça! » Il ajouta que cette route terrible, meurtrière, qui s’inspirait du vieil et périlleux itinéraire de la traversée du désert, avec brigands et malaria, héritière des sentiers de muletiers, il la surnommait « la muraille de camions ». Je n’ai pas eu la chance de pouvoir lui montrer mes photographies. Mais depuis, je n’ai jamais cessé de parcourir les Landes de long en large avec un Leica.

Un matin du mois de juin 2005, je suis en train de photographier au marais d’Orx, dans le sud du pays, quand mon téléphone sonne dans ma poche. C’est Serge Airoldi, qui me dit simplement : « Il est mort ». Serge connaissait le salon côté ouest. Lui, y avait bu du porto. Beaucoup, paraît-il. Bernard Manciet était un lien entre nous. Invisible mais solide comme une haussière qui nous amarrait aux Landes. Nous avons en commun la passion du territoire. De la poétique du lieu. Serge est un arpenteur du dehors et du dedans, comme moi. Nous n’avons pas échangé un mot de plus. J’ai alors senti dans mon âme et dans ma chair la brûlure de cette flamme noire qui m’avait été transmise, et qu’il me revenait avec d’autres de porter, vaille que vaille. 

A quelques temps de là, Claude Nori publiait dans sa revue Revista trois de mes photographies de camions lancés à fond les pistons sur la terrible nationale. Depuis, je n’ai jamais cessé d’interroger la lumière secrète de ce pays dont j’ai l’impression que Bernard Manciet m’a confié une clef. C’est pourquoi, à l’approche du centenaire de sa naissance, j’ai voulu écrire une histoire, avec la lumière, en compagnie de Serge qui lui, écrit avec les mots... Et pour la commencer, en guise de « il était une fois », je suis revenu au début, à Trensacq, l’épicentre de tous les séismes poétiques qui secouent ma vie, pour - avec l’amical assentiment de Madame Manciet - photographier le bureau, le salon, cette absence abyssale qui n’est autre que le négatif d’une présence. Celle, colossale, titanesque et tellement légère au coeur, d’un hidalgo de la Grande Lande.

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CET ALBUM EST ACCOMPAGNÉ PAR DES TEXTES DE SERGE AIROLDI

dans l'ouvrage LAUDES AUX LANDES

éditions LE FESTIN 2023

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